Miró : l’essai comme espace de création

Georges Raillard, si proche et si fin connaisseur de Miró, invente à la fois un dispositif, c’est-à-dire une scénique d’apparition, une analyse précise et élégante, une exploration poétique, toutes choses qui comblent le lecteur. Rarement un livre d’essai présente une telle adéquation de structure à son objet.


Georges Raillard, Miró. Le crépuscule rose caresse le sexe des femmes et des oiseaux. Marseille, André Dimanche Éditeur, 216 p., 49 €


Constellation XII

Constellation XII

Sous le titre Miró, Le crépuscule rose caresse le sexe des femmes et des oiseaux, Georges Raillard révèle l’enjeu profond d’une œuvre constamment envoûtante, invariablement en rupture et perpétuellement en continuité. Il se place au plus près de Miró, au gré d’un jeu de miroir et d’écho. Aussi informé, érudit et penseur que soit Georges Raillard, son texte dépasse cette composante en l’intégrant ; il est toute sensibilité, il tisse une poétique de la nécessité de créer comme de bâtir spécifiquement. Il retrouve Miró fraternellement à la pointe de l’expression.

Il entend saisir Miró dans l’excès même de ses aveux, il s’agit de le comprendre, de se laisser aller à l’enlacer. Rigoureusement, Georges Raillard aborde Miró par son expression la plus haute, la plus incandescente, il présente et accompagne la suite de gouaches du mitan de l’œuvre, les Constellations réalisées entre le 21 janvier 1940 et le 12 septembre 1941. Crise de douceur et de douleur autant personnelles qu’unanimes (la terreur de la Guerre sous la forme aigüe de la débâcle). S’attaquer aux Constellations revient à affronter Breton qui les a scrutées en 1958 dans un volume homonyme célèbre, voilà qui peut être un obstacle ou un interdit. Ce n’est pas le cas pour Georges Raillard qui intègre à sa rêverie méditante le texte de Breton présent dans son livre à l’égal des images de Miró. Il rend compte de la particularité de Miró et de l’approche sibylline (exclusivement rêveuse) de Breton, il sonde, qui plus est, les soubassements poétiques et artistiques des deux, musicaux de Miró. Il enveloppe subtilement l’ensemble dans la densité d’une pensée éclairante et interrogatrice.

Constellation XIX

Constellation XIX

Georges Raillard a l’immense mérite de renouveler son approche de Miró par le massif le plus personnel, les Constellations, cette suite inséparable de vingt-trois petits formats (38 x 46 cm) qui sont autant de compositions touffues, fourmillantes de signes, constituant le sommet d’un geste plastique et d’une confidence absolue. L’ensemble du livre de Georges Raillard est de structure musicale. Un prélude donne la clef de l’œuvre, en cerne l’origine, en marque l’illimité et en relativise la portée au sein d’une création d’emblée sur la route de la hardiesse, il s’agit d’une remarquable généalogie. Un postlude répond en apportant un triple éclairage : le témoignage de Paz sur le rapport Miró/Breton, le constat d’une parenté avec Bataille, celui, non moins prépondérant, d’une fascination pour l’œuvre de Gaudi. L’un et l’autre sont illustrés par toutes les pièces nécessaires à la compréhension.

Au cœur du livre, Georges Raillard restitue les vingt-trois Constellations dans leur ordre avec les dessins-titres-signatures au dos et les proses poétiques parallèles de Breton (dont il n’omet pas le grand texte préliminaire). Il double le tout de son propre éclairage. Breton s’en tient à la métaphore, très souvent à coloration alchimique. Georges Raillard n’hésite pas devant la précision, quitte à ne pas insister dans un souci de légèreté. Il dit l’érotisme de la mystique, la véhémence de la cosmogonie. La tension, la violence et le démembrement sont abordés sans détour. Miró est dévoilé, dans ses visées comme dans ses fantasmes. Il est suivi de près à l’instant où il s’adonne au double exorcisme du salut de l’homme et de la recherche de sa profondeur, quand il jette à la surface de ses papiers de feu la turbulence de tous les démons et de toutes les ivresses qui gisent en son for intérieur (l’ensemble est enrichi de quelques autres œuvres de Miró étrangères aux Constellations mais indispensables à leur parfaite mise en lumière). Georges Raillard marque les grands repères de la mythologie ainsi que des ombres favorables (Rimbaud, Nietzsche, Mallarmé, Jarry). Miró est en ce sens très fermement et tout aussi affectueusement révélé. C’est dans la flambée d’une composition on ne peut plus musicale que Georges Raillard prend ce risque et réussit à parfaitement le surmonter. Pour un Miró plus vrai qu’il ne le fut peut-être jamais dans le registre de l’éclaircissement.

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Constellation XXII

Les Constellations ont un pouvoir d’envoûtement considérable. Par ce très beau volume (le texte et non moins l’objet livre) dont le titre est repris à celui de la XXIIe Constellation, elles s’insinuent avec une rare force dans l’esprit du lecteur. Elles ne font pas que passer telles des fulgurances sublimes (ce qu’elles sont), elles insistent dans leur danse. Georges Raillard les montre, les élucide dans leur allant propre, leur donne la justification d’une histoire (le destin même de Miró) et d’un contexte. Elles sont situées mais adviennent malgré tout dans la gracilité parfois grouillante de leur apparition (passées les quatre premières, plus fluides, le foisonnement lyrique des étoiles, sexes, yeux, oiseaux, corps, escargots, scintille d’autant plus vivement qu’il bouscule la rigueur d’une possible géométrie). Tant de symboles deviennent limpides, la rupture entre les Constellations du temps de Varengeville et celles de l’époque de Palma et de Montroig se marque et s’annule, la continuité étant le fait le plus marquant. Le livre se donne pour ce qu’il est : un murmure de vérité qui prend la forme d’un théâtre intime et réellement partageable. L’intuition dans ce livre se meut en vision et en vision entraînante.


Crédit pour la photo à la une : © Carl Van Vechten/domaine public

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