Pierre Pachet (1937-2016)

En attendant Nadeau est en deuil. Elle perd l’un de ses fondateurs, le fougueux compagnon de route de la Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau, l’écrivain sensible ouvrant des territoires toujours plus nombreux à l’autobiographie, le critique subtil, parfois emporté, intelligent toujours. Nous rendrons hommage à Pierre Pachet au fil des jours.


« Mais le plus souvent le voyageur dans le pays de son passé ne cherche pas à montrer ou démontrer, encore moins à convaincre. C’est à lui-même qu’il parle. Quand il essaie de reconnaître la forme de quelque chose qui fut, et qui fut lui, il essaie de trouver des points d’appui pour se persuader que ce fut réel, qu’il n’a pas rêvé, qu’il ne rêve pas : qu’il existe vraiment, comme une chose du monde, malgré la destruction, l’instabilité et la méchanceté. Il ne cherche pas à reprendre racine dans la stabilité d’un lieu du monde : il cherche, au contact de la fragilité des choses, à se reconnaître lui-même comme lieu d’enracinement. Un lieu provisoire et instable, mais le plus réel de tous. »

Pierre Pachet, Conversations à Jassy, Maurice Nadeau, 1997.

« Tout cela m’est présent. Mais je sens aussi comment ces diverses sensations s’écartent les unes des autres, se désolidarisent déjà : certaines prennent de l’importance aux dépens des autres, forment de petits groupes, s’organisent en « souvenirs » aptes à entrer dans la mémoire profonde. Ce sera la rencontre avec Aurelia l’après-midi au monastère de Cetatuie, le départ trop tôt un matin pour aller à la synagogue, la discussion avec les collègues du département, ou celle avec Magda autour d’une orangeade, sous les arbres encore sans feuilles, avec un haut-parleur diffusant de médiocres chansons américaines, et l’accompagnement du bruit des boules de billard. Je porte en moi des conversations, compressées dans ma mémoire comme des papiers serrés dans un portefeuille. Il faudra les déplier, ou les laisser se déchirer, s’appauvrir. D’autres sensations déjà s’éteignent. 

Car la mémoire n’est pas un domaine à part, un jardin, un cimetière situé à l’écart de la ville, sur une colline à côté des vignes (comme l’est le cimetière juif de Jassy, justement), un lieu paisible où les souvenirs attendraient, pierres tombales gravées, soumises à l’air et à la pluie : attendraient de devenir difficilement lisibles, puis illisibles, jusqu’à ce qu’un jour il n’y ait peut-être plus personne pour venir essayer de les déchiffrer. Non, la mémoire est liée à la vie quotidienne : si mes souvenirs de Jassy cherchent à s’écarter les uns des autres, à partir à la dérive, c’est que ma vie d’ici impose ses droits et ses besoins. Cette pièce de Paris où je suis, avec l’air qu’on y respire, les bruits de la rue (si différents, dans cette rue étroite, du tintamarre des tramways qu’on entendait tôt le matin à Jassy), tout le sentiment d’être à Paris s’impose, il lui faut de la mémoire, à lui aussi, il s’insinue, prend sa place, repousse Jassy vers le fond, dans l’obscurité. 

Ce ne sont pas seulement les souvenirs qui se décolorent et s’effondrent. Les mots aussi, qui sont venus quasi spontanément à la rencontre des choses, sont venus approximativement nommer les choses rencontrées, les tuyaux, les plaques de ciment, les panneaux de publicité pour Coca-Cola, les arbres dénudés, l’ondulation des collines, – ces mots, si je les utilise trop pour penser à ce que nous venons de quitter, pour en parler dans des conversations, deviendront eux-mêmes usés et inutilisables, ils me tomberont des mains. Je les aurais discrédités et avilis, et je n’aurai plus le secours d’en susciter de nouveau pour les remplacer, de trouver des expressions acceptables, exactes, vivantes, qui auront passé le test de la confrontation avec la perception. »

Pierre Pachet, Conversations à Jassy, Maurice Nadeau, 1997.


Bibliographie

Du bon usage des fragments grecs, La Nouveau commerce, 1976
Le premier venu (essai sur la politique Baudelairienne),
Les Lettres nouvelles, 1976
De quoi j’ai peur, Gallimard, 1980
Nuit étroitement surveillées, Gallimard, 1981
Fiodorov et Mourjenko, Seuil, 1982
Le voyageur d’Occident, Gallimard, 1983
Autobiographie de mon père, Belin, 1987
La force de dormir : études sur le sommeil en littérature, Gallimard, 1988
Les baromètres de l’âme, Hatier, 1990
Un à Un. De l’individualisme en littérature Michaud, Naipaul, Rushdie,
Seuil, 1993
Le grand âge, Le Temps qu’il fait, 1993
Conversations à Jassy, Maurice Nadeau, 1997
L’Œuvre des jours, Circé, 1999
Adieu, Circé, 2001
Aux aguets. Essais sur la conscience et l’histoire, Maurice Nadeau, 2002
L’Amour dans le temps, Calmann-Lévy, 2005
Devant ma mère, Gallimard, 2007
Sans amour, Denoël, 2011
L’Âme bridée, Le Bruit du temps, 2014

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