Leçons d’attention

Susan Fenimore Cooper (1813-1894) a publié, en 1850, Chroniques de la vie rurale. Journal d’une naturaliste américaine (le titre américain était Rural Hours et le livre d’abord simplement signé « by a lady »), qui connut neuf impressions successives puis fut oublié pour ne reparaitre que beaucoup plus tard, en 1968, et en 1995 à la faveur de l’intérêt porté aux écrits sur la nature et à ceux des femmes. Le voici aujourd’hui enfin traduit en français.

Susan Fenimore Cooper | Chroniques de la vie rurale. Journal d’une naturaliste américaine. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Faustine Galicia. Préface d’Audrée Wilhelmy. Introduction de David Jones. Planches couleur de Jean-Jacques Audubon. Klincksieck, 520 p., 25,50 €

Susan Fenimore Cooper (fille de l’auteur du Dernier des Mohicans) reçut, jeune fille, une excellente éducation en Suisse, en France et en Italie, avant de rentrer au pays passer avec sa famille la plus grande partie de son existence à Cooperstown, la petite ville qu’avait fondée son grand-père dans le nord-est de l’État de New York. C’était une très bonne naturaliste, une Américaine fervente et une chrétienne : ce savoir, et ces convictions, associés à un sens de l’observation et une sensibilité aigus, sous-tendent ces Chroniques, conçues pour résumer en une année sous la forme d’un journal  le cycle de la nature à Cooperstown et ses alentours (même si l’édition française adopte la version de 1887, où l’auteure ajoute des « Chroniques de l’après-saison », détruisant ainsi le judicieux effet circulaire d’été à hiver qu’elle avait conçu pour les éditions précédentes).

L’éditeur français a aussi choisi d’inclure des illustrations, non pas celles qui ont figuré dans des versions du livre au XIXe siècle (sans doute non disponibles), mais des planches tirées des Oiseaux d’Amérique de Jean-Jacques Audubon (ou plutôt des détails de celles-ci), une idée qui n’est qu’en partie heureuse [1] ; la principale critique qu’on peut faire est que ces illustrations privilégient les volatiles alors que le domaine d’intérêt du livre dépasse l’ornithologie et s’étend à d’autres animaux, aux plantes, aux  paysages et même à une anthropologie et une histoire, certes « romantiques », des mœurs rurales.

Le texte, d’une grande élégance et délicatesse, est une promenade délicieuse dans un univers enchanteur (pour emprunter des termes au vocabulaire du plaisir, du charme et de la beauté très utilisé par Susan Cooper). Mais sa pastorale n’est pas qu’admirative, elle est scrutation. En effet, l’auteure possède un œil et une oreille extraordinaires, tant dans ses descriptions de détail que d’ensemble. Elle a aussi un sens du pittoresque familier, comme c’est le cas lorsqu’elle note le 18 mars à propos du lac Otsego près de Cooperstown : « Longue marche de plusieurs kilomètres sur le lac. Nous pouvions percevoir l’impatience des eaux encore captives : des bruits sourds, des grondements et des gémissements se succédaient sous nos pieds alors que nous marchions sur la glace, si fortement qu’ils perturbaient… notre compagnon à quatre pattes. Les chiens sont rarement à l’aise sur la glace, en particulier lorsqu’ils s’y aventurent pour la première fois. Ils n’aiment pas le bruit sous leurs pattes ».

Susan Fenimore Cooper, Chroniques de la vie rurale
Lac Otsego (Cooperstown, État de New York, 1905) © CC0/Library of Congress

Mais, généralement, chaque excursion à pied ou en voiture à cheval lui fournit l’occasion de se montrer moins sensible au drolatique et plus profondément naturaliste ; elle salue par leurs noms plantes et animaux entraperçus ou observés (préférant leurs appellations communes aux latines qu’elle juge rebutantes et peu démocratiques), tout en prêtant une attention particulière à leur « première apparition » dans l’année ou à leur origine. En effet, l’indigénéité de la faune et de la flore lui importe et fait l’objet de commentaires qui soulignent souvent la plus grande robustesse ou simplicité des variétés locales, et qui construisent ainsi discrètement une esthétique nationaliste de la nature.

Mais Cooper est prête à reconnaître les beautés de tous et de chacun (sauf du nauséabond chou puant, pourtant bien américain) et salue donc sans discrimination l’arbre fruitier importé, comme le pruche natif qui sous la brise est « le plus mélodieux des arbres » ; tel animal apporté par les colons ou tel autre du cru… Dans cet hymne attentif à la nature, elle fait appel à de nombreux auteurs, hommes de science (Linné, Humboldt…) ou hommes de lettres (Chaucer, Spencer, Shakespeare, La Fontaine, Mme de Sévigné, Montesquieu, Chateaubriand…).

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Quelques scènes de la vie économique ou festive interrompent ses considérations naturalistes : la culture et l’exploitation de l’érable à sucre, un 4 juillet de village, la vie dans une ferme éloignée (où tout est produit sur place – on y récolte, et file la laine des moutons, par exemple, pour tisser et coudre l’entièreté des vêtements de la famille), les petits commerces à Cooperstown (pour 1 400 âmes, il y a sept tavernes, douze auberges, trois bijoutiers, une vingtaine de « tailleuses »…). 

Ponctuellement, l’auteure évoque les fantômes des lieux, les sauvages et fiers « Peaux Rouges », aujourd’hui disparus, alors même que subsistent quelques rares Oneidas misérables mais dépourvus des supposées vertus des glorieux premiers habitants. Si, en âme chrétienne, elle les plaint, elle semble consolée à l’idée qu’arrivera le jour où ils « prendront eux-mêmes conscience des bienfaits réels de la civilisation, des avantages de la connaissance, des bénédictions du christianisme ».

Car Cooper n’a pas la fibre ethnologique ou historienne, mais, on l’a compris, naturaliste et poétique. Elle possède aussi une solide fibre chrétienne moraliste. Selon elle, si la Bible guide l’homme, la nature également : celle-ci, créée par Dieu, lui fournit, comme le livre saint, un enseignement religieux, moral et esthétique. Le massacre des forêts, la destruction de certaines espèces pour le profit ou par simple vandalisme, vont donc à l’encontre des intentions que le créateur nourrit vis-à-vis de sa création et qu’il a inscrites dans la nature.

En même temps que cette vision chrétienne, Cooper dessine sa vision d’une société idéale, laquelle est forcément rurale. Celle-ci doit ainsi s’ancrer dans un lieu et des paysages que les habitants ont l’obligation morale et scientifique d’étudier, et elle doit traiter cet environnement dans une perspective de développement durable, comme on dirait aujourd’hui. Le goût des sciences naturelles et la religiosité non sentimentale de Cooper ont ainsi « lancé » une tradition du « nature writing », qui ne sera pas celle de Thoreau (Walden paraît cinq ans après Rural Hours), ni celle des grands auteurs du début du XXe siècle (John Muir, Edward Abbey…), mais qui résonne toujours dans les écrits contemporains.

Il y a bien sûr un impensé chez Susan Fenimore Cooper. Américaine et attachée aux institutions et à la Constitution de son pays (mais opposée au suffrage féminin), elle apparaît dans ses Chroniques plus comme un membre d’une « landed gentry » imaginaire à la britannique que comme en phase avec l’esprit démocratique. Sa situation familiale y est sans doute pour beaucoup. Son grand-père, le fondateur de Cooperstown, grand propriétaire foncier de terres qu’il avait « défrichées » et dont il avait donc chassé les indiens, avait légué celles-ci à ses enfants ainsi que les multiples et rentables fermes qui y étaient installées. Lorsqu’elle écrivit son livre, dans la maison paternelle, son père, James Fenimore Cooper, qui lors de son long séjour européen avait toujours défendu la démocratie américaine auprès des habitants du Vieux Monde, s’était transformé en vitupérateur réactionnaire, critique de la tyrannie du peuple, à l’occasion de « l’anti-rent war » (1838-1845) qui opposa grands propriétaires et fermiers de l’État de New York.

Susan ne signale rien dans ces Chroniques rurales des troubles qui agitèrent sa région et sa famille. Mais pour elle, foin du conflit social, elle n’avait d’yeux que pour la beauté des saisons, des paysages et des créatures qui y habitent. Ah, passion de la nature, quand tu nous tiens !


[1] Les références des planches (p. 8 et 9) sont toutes inexactes ; même le moins ornithologue des lecteurs se doutera bien, par exemple, que les « hirondelles » de la p. 294 ne sont pas des canards « eider », etc. Une meilleure relecture aurait évité ces erreurs ainsi que d’autres à l’intérieur du texte (p. 57, 228, 248, 300…).