Jean-Henri Fabre : l’insecte est une foi

Rendons à Charles Darwin son jugement dans son contexte : « Les mâles de certains Hyménoptères ont été vus fréquemment par M. Fabre, l’inimitable observateur, s’affrontant pour une femelle particulière » (L’origine des espèces, édition de 1873). Jean-Henri Fabre (1823-1915) a construit son œuvre, scientifique et littéraire, dans un périmètre provençal compris entre Avignon et le mont Ventoux, arpenté durant huit décennies. Publiés pour le bicentenaire de la naissance du savant-écrivain, les deux ouvrages proposés par Henri Gourdin forment un couple pertinent.


Henri Gourdin, Jean-Henri Fabre, l’inimitable observateur. Le Pommier, 286 p., 21 €

Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques. Choix de textes et présentation par Henri Gourdin. Le Pommier, 336 p., 14 €


Cette biographie est la dix-septième ; Henri Gourdin fait le bilan des précédentes pour éviter dans celle-ci les écueils de l’hagiographie et de l’anachronisme. De style et de science enlevés, L’inimitable observateur inclut un glossaire entomologique, un état des lieux fabriens, une bibliographie, des liens vers des sites qui offrent l’iconographie associée.

Souvenirs entomologiques : Jean-Henri Fabre, l’insecte est une foi

La figure de Jean-Henri Fabre appartient à la famille des savants français honorés par l’État et reconnus dans le monde entier (Louis Pasteur, Claude Bernard, les Curie…). Sa singularité est son parcours, celui d’un enseignant de l’ordre scolaire (cependant docteur ès sciences en 1855), sans carrière parisienne, qui, avec le soutien indéfectible de son éditeur, Charles Delagrave, a compensé son isolement relatif de la société scientifique de son temps par la diffusion de ses ouvrages. Outsider ? On cherche le terme dans son cher provençal !

Qu’apporte le naturaliste du XIXe siècle à nos inquiétudes sur la nature aux prises avec l’Anthropocène au XXIe siècle ? « Là s’assemblent et longuement piaillent les jeunes, avant de prendre l’essor pour leur picorée » : dans les platanes de sa demeure, ce n’est pas encore l’alerte d’un Printemps silencieux (Rachel Carson, 1962). L’inventaire des êtres vivants et volants n’est pas achevé, l’âge d’or des découvertes restera ouvert jusqu’à Nabokov, expert en papillons bleus : « Vraiment peu de chose ai-je connu en termes d’émotion ou d’appétit, d’ambition ou de réussite peut dépasser en richesse et en force le plaisir de l’exploration entomologique. » Les incendies destructeurs et récurrents aujourd’hui autour et sur le mont Ventoux n’avaient pas encore attaqué la flore et la faune provençales. La large culture scientifique de Fabre lui permet d’écrire, en termes prescripteurs, une Chimie agricole (1862), « une science dont les applications sont précieuses et les résultats merveilleux ». Confiance positiviste de ce siècle dans les ingénieurs.

Henri Gourdin souligne cependant que sa sensibilité et sa compréhension du vivant le rendent attentif aux agressions : « À mon avis, c’est acheter trop cher une bouchée graisseuse que de soumettre le canard à d’épouvantables tortures. » Et il peste, en constatant la construction d’une route : « Le progrès a fienté sur le front du Ventoux ». Sa pratique méthodique développée dans le périmètre du Comtat – festival naturaliste ? – combine écologie et éthologie. Éco : les insectes sont étudiés dans leurs rapports avec les milieux auxquels ils appartiennent ; étho : leurs comportements sociaux et leurs stratégies reproductrices sont observés et minutieusement décrits.

Souvenirs entomologiques : Jean-Henri Fabre, l’insecte est une foi

Jean-Henri Fabre à l’âge de 60 ans ». Photographie publiée dans une réédition de Souvenirs entomologiques, série, 11, Paris, Delagrave, 1924

Mais l’inimitable observateur s’avère un créationniste entêté. Il correspond avec Darwin mais, il l’admet, il n’a pas l’esprit théorique : « Bornons nos ambitions aux faits observables. » Les espèces qu’il découvre sont telles depuis leur « Création » (avec un C comme D pour Dieu). Il a foi dans la « Puissance créatrice » et sollicite ses observations pour étayer son parti pris. À Darwin qui lui a écrit ironiquement : « Si je devais écrire sur l’évolution des instincts, je pourrais faire usage de quelques-uns des faits que vous citez », il répond par un texte qu’il pense définitif, rédigé lors de la mort de l’auteur de L’origine des espèces : « Une piqûre au transformisme ». Henri Gourdin rappelle l’aberrant retour du créationnisme, l’intelligent design, aux États-Unis et ailleurs. Cette régression s’appuie-t-elle sur des textes de Fabre pour compléter la Bible ? Le Provençal est incontestablement un héraut de la biodiversité, mais d’une biodiversité acquise et non évolutive.

Les Souvenirs entomologiques constituent une somme de plus de 3 000 pages, dont Henri Gourdin présente 300 bonnes feuilles. Ces textes relèvent d’un genre particulier, celui des récits de recherche et de découverte écrits par un scientifique et destinés à un large public. Une médiation, plutôt que l’obsolète « vulgarisation », assurée par une écriture qui déroge aux règles scientifiques pour faire connaître et comprendre le monde des insectes dont Fabre serait l’Homère, selon Victor Hugo.

« Souvenirs » : le terme inscrit le texte dans une temporalité individuelle. Un auteur fait, à la première personne, le récit de ses découvertes, de leurs circonstances et des connaissances acquises. La publication de ces Souvenirs commence en 1879. En 1875 a paru la traduction française du Journal de voyage du Beagle de Charles Darwin, qui comprend la mémorable escale des Galapagos. Dans cette première livraison des Souvenirs figure une ascension du mont Ventoux, moins exotique, mais « qui se prête, avec une remarquable netteté, aux études de la distribution des espèces végétales suivant le climat ».

Souvenirs entomologiques : Jean-Henri Fabre, l’insecte est une foi

Savant-écrivain : la notoriété de Fabre repose sur ce syntagme dont le second terme prendra le pas sur le premier. L’entomologie étendra ses connaissances par des méthodes nouvelles d’observation et d’analyse. Reste de Fabre sa passion communicative, qui n’est pas rien quand s’érode la diversité du vivant, et son écriture – dont on peut se demander quelles lectures l’ont inspirée : Bernardin de Saint-Pierre, Nodier, Michelet… Lui-même évoque ses « biographies réaumuriennes » (R-A. de Réaumur, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, 1742).

Lisons ses Souvenirs. Ils sont continument motivés et consacrés à « l’insecte qui nous émerveille ». Cet émerveillement adamique est démultiplié par la diversité des espèces ; l’écrivain dédie un texte à chacune de ces vies minuscules et complexes, guidant le lecteur vers ce sujet, lui désignant ses particularités morphologiques. Le récit de l’observation est mené comme une intrigue dont le ressort principal est la découverte de l’instinct qui explique le comportement. L’ensemble du texte est ponctué de formulations anthropomorphiques, de métaphores censées rapprocher l’insecte de l’homme, malgré leurs si grandes différences.

« La tarentule à ventre noir : l’Araignée a mauvais renom : pour la plupart d’entre nous, c’est un animal odieux, malfaisant que chacun s’empresse d’écraser sous le pied. À ce jugement sommaire l’observateur oppose l’industrie de la bête, ses talents de tisserand, ses ruses de chasse, ses tragiques amours et autres traits de mœurs de puissant intérêt. » À suivre… En 1996, le documentaire entomologique Microcosmos. Le peuple de l’herbe, à la virtuosité technique étonnante, témoignait par son commentaire de la pérennité, consciente ou non, d’éléments de langage fabriens.

Jean-Henri Fabre était absent du Détail du monde, le beau livre de Romain Bertrand sur L’art perdu de la description de la nature. Trop sédentaire et créationniste, Fabre ? Cette biographie équilibrée et cette anthologie sont des piqûres de rappel savantes et distrayantes.

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