Peindre la durée

Un chef-d’œuvre pour sujet d’« enquête », une préface signée du célèbre romancier Tanguy Viel, un souvenir personnel et provincial comme entrée en matière, de très brefs chapitres abondamment illustrés, une écriture où l’art sert tour à tour de support à l’émotion et de motif à l’investigation, Jérémie Koering accumule les obstacles pour tout lecteur un brin sourcilleux et ne redoutant rien tant que de voir les historiens d’art produire des opuscules au lieu de se consacrer studieusement à leurs recherches.

Jérémie Koering | Enquête sur Les Ménines. Velázquez et le regard du roi. Préface de Tanguy Viel. Actes Sud, coll. « Les apparences », 180 p., 20 €

Koering, au surplus, est coutumier du genre. Il y a quatre ans, il publiait une histoire pour le moins inattendue de « l’ingestion des images » (Les iconophages, Actes Sud), après avoir découvert deux ans plus tôt un motif en forme de sexe masculin dans la broderie du col de la proie des Tricheurs du Caravage (ca. 1595, Kimbell Art Museum, Fort Worth), découverte qu’il a relatée dans Caravage. Juste un détail (INHA). Cela dit, et en dépit ou peut-être au moyen des obstacles qu’il y place, chacun des livres de Jérémie Koering démontre qu’il est un historien d’art des plus studieux, et que s’il se délecte manifestement de ce que ses confrères n’ont pas vu avant lui, il n’écrit pas à seule fin de passer pour plus malin qu’eux ; tentation qui, pour être séduisante, n’en demeure pas moins la plus délétère parmi toutes celles qui incitent à écrire sur la peinture, petite ou grande.

Son Enquête sur Les Ménines confirme en ce sens non seulement qu’il y a encore à en dire malgré la suite indénombrable d’études que l’œuvre a suscitée, mais que Koering a vraiment quelque chose à en dire. Une certitude quasiment acquise dès qu’il eut confié au chapitre premier ne pouvoir, face au tableau, « coordonner l’espace de la représentation avec [s]on propre espace ». Quiconque a eu l’opportunité de voir Les Ménines au musée du Prado est en effet susceptible d’avoir éprouvé devant cette œuvre ce même vertige spatial que Michel Foucault exprima dans Les mots et les choses sans l’avoir vue en vrai. Plus encore que cette lacune, c’est l’interprétation déduite par lui de son vertige qui a nourri le feu de la critique professionnelle, lequel s’est rapidement concentré sur l’impossibilité mathématique, pour le spectateur, d’occuper, comme le soutient Foucault, la place du roi telle qu’elle se reflète dans le miroir au fond de la composition.

Mais c’était imputer au regard du commentateur une incoordination ressortissant à l’intention de l’artiste, une intention que Foucault a bien saisie. Tel est, en substance, le point de départ de l’analyse de Koering, dont le point d’arrivée consiste à démontrer qu’en produisant une peinture dont l’espace ne se coordonne pas avec la réalité que cependant il décrit, Velázquez n’a représenté ni un événement ni un épisode, mais une occasion. Le mot conserve pour Koering l’épaisseur sémantique du kairos grec, que Monique Trédé-Boulmer, qu’il cite, a défini comme le moment où, « du fait du grand nombre des facteurs en jeu ou de leur enchevêtrement complexe, le savoir ne peut être coextensif au réel ». Autrement dit, ce que le peintre sait, il ne peut le coordonner au réel duquel ce savoir est tiré sans le tordre un peu, à moins de s’exposer au soupçon de manquer de discernement, ou, pour le dire avec un synonyme en usage à la cour d’Espagne, à moins de passer pour indiscret.

« Les Ménines », Diego Velázquez (1656) © CC0/WikiCommons

La valorisation de l’occasion à l’époque de Velázquez s’inscrit en effet dans tout un environnement intellectuel – Foucault dirait une épistémè – façonné par la rhétorique antique et par la pensée politique de Machiavel, qui font de la capacité de l’orateur ou du prince à s’emparer de l’occasion le sommet de leurs arts respectifs, autant que par l’étiquette que théorise alors Baltasar Gracián dans ses traités, et qui, comme la littérature baroque espagnole, promeut la notion d’agudeza, cette acuité dont doit faire montre le gentilhomme qui se veut discret tout en restant aux aguets, qu’il s’adonne à l’art de l’escrime ou à celui de peindre. Lesquels, remarque Koering de manière convaincante, concordent dans la forme également pointue du pinceau que tient le peintre à la main et de l’épée de l’ordre de Santiago qui fut ajoutée à son pourpoint en 1669, à l’issue d’un très long procès visant à anoblir Velázquez, et, par contrecoup, à ennoblir son art.

Parce que pour son auteur l’enjeu des Ménines est aussi d’illustrer sa condition de peintre et de gagner celle de chevalier, c’est précisément à cette occasion qu’il doit faire preuve de l’acuité et de la discrétion les plus fines envers les puissances de son art, d’un côté, et à l’égard du pouvoir de son maître, de l’autre. « Comment, en effet, mieux servir le roi pour un peintre qu’en lui offrant la possibilité de transformer sa vision en tableau ? », demande Koering, qui rappelle la parenté étymologique entre « servir » et « observer ». Comment, dans le même élan, porter la représentation à ses « combles », ainsi que les qualifiait Louis Marin pour désigner tout ce qui joue sur ses propres limites, sinon en représentant la transformation, non pas achevée, mais en train de s’opérer ?

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« En devenant le pinceau du roi, conclut Koering, Velázquez accorde temps politique – ce temps de la représentation – et temps poïétique – ce temps du faire, de l’émergence de la forme », qui se déploie dans Les Ménines sur toute l’échelle de la représentation. Depuis le niveau de la touche, dont « le côté flou » suggère « le mouvement, la vitesse, voire la durée », jusqu’ à celui de la coordination des figures, et, par suite, de la perception que le spectateur a d’elles dans l’espace pictural où elles évoluent. Parce qu’elle est le nœud sur lequel se sont fixées les critiques de Foucault et le point de fixation de son vertige, Koering consacre de longs développements à tenter de déterminer les raisons pouvant expliquer que le reflet du roi et de la reine paraisse définir un point de vue qui n’est pas co-ordonné à celui du point de fuite qui se situe effectivement plus à droite de la composition.

Cette légère divergence affectait déjà la composition des dits Époux Arnolfini de Jan van Eyck (ca. 1434, National Gallery, Londres), qui se trouvait à l’époque de Velázquez dans les collections de la couronne espagnole dont il avait la charge, et dont Les Ménines pourrait constituer une variation, suggère Koering, son auteur ayant selon lui transposé « la scène des Flandres au royaume d’Espagne, d’une maison bourgeoise à un palais royal, de l’intimité d’une chambre nuptiale à la galerie quelque peu encombrée d’une cour princière ». Il est d’ailleurs regrettable que l’enquête de Koering sur le tableau de Madrid ne se réfère pas davantage à celle menée en 2016 par Jean-Yves Postel sur celui de Londres dans L’affaire Arnolfini, paru aux éditions Actes Sud avec cette fois une préface de Daniel Pennac.

Lorsque, au sujet du miroir peint par Van Eyck, Koering écrit qu’« à peu près tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agit de Jan van Eyck lui-même », cet « à peu près » désigne en fait Postel, dont il signale en note qu’il prévoit de « revenir sur cette charge plus loin » ; ce que, sauf erreur, il ne fait pas. Or, la contre-enquête de Postel, puisque c’est ainsi qu’elle se présente, voit dans le panneau de Van Eyck un portrait in absentia de son fils à naître, et dans la figure masculine dépeinte en pied au-devant de la composition le véritable autoportrait du tableau.

En imaginant que Velázquez l’ait lui aussi perçu comme tel (l’hypothèse des Arnolfini lui étant largement postérieure), on ajouterait une transposition de plus à celles qu’énumère déjà Koering, à savoir qu’avec Les Ménines Velázquez a fait d’une image généalogique son équivalent dynastique. 

Jérémie Koering, Enquête sur Les Ménines. Velázquez et le regard du roi,
« Portrait de Philippe IV », Diego Velázquez (1644) © CC0/WikiCommons

Cette différence justifierait par ailleurs que, sur le plan thématique, contrairement à celui de Van Eyck, le tableau de Velázquez n’adopte pas la forme d’un certificat – de mariage dans l’interprétation classique d’Erwin Panofsky, de naissance dans celle, dissidente, de Postel –, comme elle expliquerait d’un point de vue formel qu’il en unifie la perspective – la composition de Van Eyck comprend quatre points de fuite –, sans qu’il l’y soumette intégralement pour autant. Il en dérive une ambiguïté compositionnelle, qui ne saurait plus être imputée à de la maladresse, ainsi qu’on le faisait pour les « primitifs » flamands jusqu’à Panofsky, précisément. L’écart décelable dans Les Ménines correspondrait plutôt à un parti délibéré, non plus dicté par des considérations théologiques, mais par cette forme complexe de prudence qui l’incite à procéder avec discrétion face à son roi pour saisir l’occasion que lui offre sa peinture.

Cette ambiguïté s’élucide en effet en grande partie dès lors que l’on admet qu’au lieu de devoir être le reflet à un instant t d’une réalité mise en forme selon le seul principe de la perspective monofocale, une peinture puisse aussi être la collation de deux moments successifs conformant ensemble une courte péripétie, soit le reflet d’une durée. Au lieu de stabiliser un instantané, peindre consisterait alors à exposer l’instabilité de deux instants. Si, du point de vue interne à la peinture, celle-ci conjugue effectivement deux temporalités, celle de l’imparfait – tandis que le peintre peignait – et du passé simple – le couple royal l’interrompit –, déterminant un présent continu localisé dans le passé, la même peinture, envisagée cette fois sous l’angle épistémologique, se situe entre deux âges distincts de la représentation, pour le dire à nouveau avec Foucault.

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Le premier correspondrait à ce temps long au cours duquel l’image pouvait conjoindre deux épisodes successifs d’une même histoire sans passer pour invraisemblable ; ce qu’on jugera plus tard « primitif » ou « maladroit ». Comme les autres peintres depuis la Renaissance, Velázquez réduit considérablement cet intervalle, mais contrairement à eux il ne l’abolit pas complètement, en sorte que si Les Ménines est d’une modernité stupéfiante, elle ne s’identifie pourtant pas encore entièrement à celle de ses admirateurs actuels. Lesquels évoluent dans un second temps, celui de la photographie, qui perçoit rétrospectivement toute peinture dans une sorte de fixité photographique qui ne lui appartient pas, et que la photographie transgresse elle-même lorsque du flou y intervient et qu’à travers lui de la durée s’y matérialise.

Sous ce rapport, la réception des Ménines s’éclaircit et se trouble : Koering identifie la durée propre que la peinture expose parce qu’il y reconnaît le flou tenu pour l’indice formel de la durée propre au médium photographique. Mais cet aspect ne serait pas aussi déstabilisant pour le spectateur si Velázquez ne portait ce bougé au niveau de l’œuvre tout entière, à la surface de laquelle « tous les morceaux de peinture tremblent et, en tremblant, disent le tremblement du temps », ce phénomène que Gaëtan Picon jugeait « admirable » dans les dernières œuvres des grands peintres ; ce dont fait partie Les Ménines. D’où le sentiment lui-même troublant quoique limpide en ses effets que, au contact de cette peinture et de la section d’espace-temps qu’elle expose picturalement à la manière d’un plan-séquence, c’est-à-dire sans la figer en une image, le regard actuel lui est à la fois bien et mal ajusté. D’où la confirmation aussi, quoique légèrement infléchie en direction de la durée de la peinture elle-même, de la justesse de la définition qu’en a donnée Foucault au début des Mots et les choses, celle d’avoir à faire, avec ce tableau qu’il intitulait Les suivantes, à « la représentation de la représentation ».