Le charme qu’opèrent les romans de Grøndahl tient beaucoup au sentiment de familiarité qu’ils donnent au lecteur. Celui-ci pourrait avoir rencontré des personnages comparables à ceux d’Au fond des années passées, voire reconnaître des émotions ou des événements qu’il a vécus et prendre plaisir à la finesse de la description. Il est tenté d’offrir ce livre à des amis sur le mode : « ce romancier dit parfaitement ce que je ressens ». Ce peut être une bonne raison.
Il y a certes une part de naïveté quand le lecteur a l’impression que le « je » du narrateur est l’expression de sa propre subjectivité. Mais faut-il avoir mauvaise conscience de prendre plaisir à une lecture à ce point subjectiviste ? Ne vaudrait-il pas mieux attendre de la littérature qu’elle nous fasse découvrir des personnages tout autres ? La plaisante surprise peut aussi venir de la capacité que montre le romancier de faire sentir proches des personnages objectivement très différents du lecteur, ne serait-ce que par la musique propre à chaque langue, les silences et les évidences de ce qui doit se dire ou au contraire surtout pas.
Quand on perçoit une familiarité dans les situations racontées dans un roman de Grøndahl, faut-il s’étonner qu’un Danois nous paraisse aussi proche ? C’est peut-être que l’on a les mêmes lectures, grâce au miracle de traductions croisées. Et va-t-on se féliciter de cette proximité inattendue ou au contraire insister sur l’effet produit par la distance, trouble ou plaisir ? Apprécie-t-on qu’un romancier traduit ait écrit un roman qui pourrait être l’œuvre d’un francophone, ou cherche-t-on avec délice les différences qui prouvent l’écart, comme lorsque, écoutant un non-francophone parler couramment français, on se réjouit de constater une petite erreur qui marque l’origine étrangère ? Tous les mots sont justes mais il ne fait pas bien les liaisons ! Le constat de l’écart contribue au plaisir. Dans les romans de Grøndahl, les signes d’exotisme sont de faible intensité. Ce sont principalement les noms de lieux, et l’extranéité est moins sensible qu’entre le cœur de Paris et un bourg rural.

Dans Au fond des années passées, nous reconnaissons tout à fait l’esprit de notre temps, au point que le livre pourrait valoir comme document sur ce qu’aura été notre époque au début des années 2020. Si l’on est rétif à l’idée de trop bien se reconnaître dans la description des soucis liés à des maladies neurodégénératives ou à l’évolution, encore récente, des relations entre hommes et femmes, on dénoncera des lieux communs de l’époque, voire l’usage de stéréotypes intemporels. À quoi on pourra opposer que ce qui fait le stéréotype est moins le thème choisi que l’absence de tout effort pour singulariser personnages et situations. Or Grøndahl excelle à donner vie à ses personnages. Son regard porte sur ce que leurs relations peuvent avoir de singulier, ces détails qui les distinguent.
Pour peu que le lecteur ait lui-même vécu l’expérience d’une lente maladie qui entrave sa relation avec son corps et, partant, celle avec ses proches, il pourra se reconnaître dans ce qu’évoque le narrateur du roman et faire comme si le « je » de celui-ci était le sien propre – ce que, justement il n’est pas parce que Parkinson c’est autre chose, ou du moins le sien n’est pas le mien, ou parce que lui c’est Parkinson, dont les enjeux et les pronostics sont différents de ce que je connais – peut-être pas aussi clairement qu’il me semble, et cette différence m’intéresse. S’instaure ainsi un étrange dialogue qui peut être précieux. Ai-je d’ailleurs vraiment connu semblable situation ? N’est-ce pas l’habileté du romancier qui me fait penser que « moi aussi » ?
La question se pose avec plus d’acuité à propos de l’idée de ce que peut être la rencontre, après plusieurs décennies sans contact, d’un amour de jeunesse resté inabouti, faute d’avoir été déclaré, quand on avait une vingtaine d’années. On fouille dans sa mémoire et l’on s’étonne de ne rien trouver de tel, ne serait-ce que pour une raison d’âge. Ou, au contraire, on trouve quelque chose, dont on ne sait pas bien si l’on n’est pas en train de donner un nouvel éclairage à un épisode auquel fut longtemps attribuée une autre signification. Un peu comme certains ouvrages d’historiens récrivent l’histoire pour insister sur tout le mal qu’il convient désormais de dire de tel personnage historique dont on se met à déboulonner les statues, de bronze ou de papier.
Il est convenu de s’imaginer que pareille retrouvaille entre partenaires d’un amour inabouti ne peut qu’être heureuse. On peut se laisser prendre à ce que l’on sait être un cliché. À condition d’avoir un peu plus de dix-huit ans, chacun peut sans doute se dire que rien n’est plus banal que de n’avoir pas fait aboutir toutes les amours rêvées et qu’un jour peut-être on rencontrera celle (ou celui) avec qui quelque histoire aurait été possible et que, très tardivement quelque chose se met en place qui serait « le grand amour », d’autant plus touchant que serait important le nombre d’années « sans ». Et vient à l’oreille le deuxième acte de Tristan. Au lieu de célébrer sans nuance le bonheur de l’amour d’autant plus intense qu’il est retrouvé – ou enfin avoué – après plusieurs décennies, Grøndahl insiste sur la densité des trente-sept années au long desquelles les deux héros n’ont eu aucun contact.
Doit heureusement être dissuadé le lecteur d’humeur grincheuse qui se serait persuadé dès la page soixante que le livre allait forcément se clore sur la bruyante célébration de l’amour enfin réalisé entre les deux désormais sexagénaires. L’auteur est plus subtil que cela et la fin de son roman n’est pas celle que l’on attendrait comme la révélation du coupable dans un Agatha Christie. Elle n’est pas pour autant décourageante ; elle est même plus touchante que ne le serait un happy end trop convenu. Il est déjà émouvant de comprendre que ces trente-sept années n’ont pas été une parenthèse vide dans l’existence des deux héros, et même que ceux-ci étaient moins éloignés l’un de l’autre que ce qu’ils avaient cru.
