Plaisir du roman roman

Le romanesque pur se porte à merveille, quels que soient ses lieux d’émergence, ou de maintien. Quatre romans récemment traduits le prouvent : Neige et corbeaux traduit du chinois, Le papillon de nuit du finnois, Île du danois, enfin La fuite extraordinaire de Johannes Ott du slovène. Ils sont tous recommandables, à des titres divers, en ces temps où certains d’entre nous, sinon tous, avons besoin d’évasion, donc de lectures qui ne réclament pas trop de contention intellectuelle. Or ce type d’engagement dans un livre, engagement limité et pas désagréable, c’est précisément ce qu’offre le romanesque pur, celui à l’œuvre dans le roman vraiment roman, une forme de dépaysement, des « histoires » .


Chi Zijian, Neige et corbeaux. Trad. du chinois par François Sastourné. Philippe Picquier, 365 p., 21,50 €

Katja Kettu, Le papillon de nuit. Trad. du finnois par Sébastien Cagnoli. Actes Sud, 439 p., 23 €

Siri Ranva Hjelm Jacobsen, Île. Trad. du danois par Andreas Saint Bonnet. Grasset, 237 p., 18 €

Drago Jančar, La fuite extraordinaire de Johannes Ott. Trad. du slovène par Andrée Lück-Gaye. Phébus, 340 p., 22 €


C’est ce qui me conduit à regrouper ces quatre ouvrages que rien de factuel ne rapproche, sauf une capacité à distraire. Les trois premiers sont dus à des auteures, le dernier à un romancier déjà très reconnu, Drago Jančar. Je vois de l’un à l’autre, à mes risques et périls de critique critiquable, une gradation dans la qualité de l’écriture.

Neige et corbeaux de Chi Zijian est un récit historique sur la dernière épidémie de peste (voyez comme la chose est d’actualité !) ayant affecté un coin de la planète, en l’occurrence l’extrême est de la Chine et la ville sino-russe de Harbin, peuplée aux quatre cinquièmes de Russes, lors de l’hiver 1910-1911. Ce récit est bâti en forme de chronique, ce qui semble être la structure canonique du roman chinois, fait le plus souvent de pièces et de morceaux et d’un fourmillement de personnages et d’anecdotes où ne manquent ni les notations objectives de situation et de climat, ni les précisions concernant les rapports familiaux toujours pour un Occidental assez inextricables.

D’ailleurs, dans un plaidoyer pro domo final, l’écrivaine insiste sur l’exhaustivité de sa documentation, tout en soulignant ce qu’elle doit aux Histoires naturelles de notre Jules Renard. Elle revendique ainsi à la fois sa propre inscription dans une tradition naturaliste (marque distinctive du communisme tant post-soviétique que post-maoïste) et le droit à l’humour. Dont acte sur les deux plans. Le livre tient solidement sur ses pieds, son important recours aux petits faits vrais étant un gage de sérieux, mais il n’est pas ennuyeux pour autant. Bref, en son genre, une honnête réussite.

Chi Zijian, Katja Kettu, Siri Ranva et Drago Jančar : plaisir du roman roman

Le papillon de nuit, une aventure finlandaise et russe, regorge d’éléments « exotiques ». Il relie en un contact détonant époques (1937 et 2015), religions (animisme de l’extrême nord finno-ougrien présent dans le folklore de la Laponie et rassemblé par Elias Lönnrot au XIXe siècle dans le Kalevala, orthodoxie, christianisme romain), ethnies (Sames, qu’autrefois on appelait injurieusement Lapons, Tchérémisses de la République socialiste soviétique de Mari située à l’est de Nijni-Novgorod et devenue « indépendante » au sein de la Fédération de Russie en 1990 seulement, Russes, Tatars, Tchouvaches).

Se déroulant donc à deux moments de l’Histoire, 1937 (la Finlande, théoriquement libre après la guerre civile de 1917 et le traité de 1920, ne sera envahie par Staline que deux ans plus tard) et 2015 (un ethnologue finlandais cherche à comprendre comment sa mère, passée en Russie par amour, est morte au Goulag, il meurt à son tour dans des circonstances louches, sa fille poursuit l’enquête), ce livre foisonnant recèle tout ce qu’il faut d’épisodes dramatiques pour séduire des lecteurs que passionnerait également un thriller bien fourni en espions et répondant aux normes hollywoodiennes : beaucoup de mouvement, de décors, de violence, de sexe.

On ne s’étonne pas que son auteure, Katja Kettu, fasse partie d’un groupe d’entertainers punk, elle en a le dynamisme et un réel talent pour camper des personnages déjantés, affreusement sympathiques ou sympathiquement odieux, auxquels on peut néanmoins préférer ceux des admirables films d’Aki Kaurismäki. Mais il y a indiscutablement là une puissance de frappe, un sens du roman policier, un art du suspense plus fruste que celui du maître Hitchcock mais efficace. Cela mérite bien un détour.

Chi Zijian, Katja Kettu, Siri Ranva et Drago Jančar : plaisir du roman roman

© Jean-Luc Bertini

Île de Siri Ranva Hjelm Jacobsen nous transporte aussi dans un autre monde, à l’extrême nord-ouest cette fois de l’Europe, dans ces mythiques îles Féroé qui gîtent entre les Shetland, dernières terres habitées de l’archipel britannique, et l’Islande. Plus précisément à bord de la plus méridionale de ces îles, Suduroy, d’où part Marita, la jeune héroïne qui vient de s’avorter elle-même dans des conditions d’un primitivisme atroce. Elle avait fauté et devait en passer par là avant de rejoindre à Copenhague son fiancé Fritz, dont elle est séparée depuis un an.

Plus tard, la petite-fille de Marita effectue un pèlerinage aux Féroé, qui peut-être « ne sont pas en Europe », comme le pensent certains vieux Férugiens, et elle y recueille toutes ces histoires de famille qui ne sont pas spécialement gaies. Mais rien de très gai en général dans ces affaires scandinaves lointaines (côté Féroé ou Islande). Rien de très triste non plus. Les premières amours y finissent rarement bien, mais enfin, avec le temps, les remous s’apaisent, d’autres enfants naissent, une bizarre confiance en la vie comme phénomène naturel y côtoie toutes sortes d’abîmes, morts brutales, suicides, accidents. D’où une espèce de mélancolie douce-amère qui finit par surnager sur le sordide et dont on comprend, dans le cas précis, qu’elle ait pu séduire le grand Jón Kalman Stefánsson, qui a salué ce livre avec un enthousiasme peut-être excessif.

Car ce livre plein de charme souffre parfois d’une légère propension à l’enjolivement « littéraire » (« ses lourds sourcils noirs semblables à un rideau de fer », « un réfrigérateur bleu végétal, qui ronronnait comme une Jaguar »). Mais, tout compte fait, on y sent bien ce que doit être le parfum des îles Féroé, parfum de mots naturellement, qui nous y transporte.

Quant à La fuite extraordinaire de Johannes Ott, c’est encore du romanesque historique mais au meilleur de sa forme. Drago Jančar connaît parfaitement son métier dès ce texte de jeunesse (1978), qui paraît seulement aujourd’hui en français dans la version impeccable d’Andrée Lück-Gaye, traductrice attitrée de l’écrivain.

Chi Zijian, Katja Kettu, Siri Ranva et Drago Jančar : plaisir du roman roman

Alors, pour les nombreux amateurs de fictions moyenâgeuses, au demeurant d’une actualité brûlante puisqu’il y est question d’une pandémie (la peste) et d’un étrange vagabond, dont on ignore qui il peut être, voilà un mets de choix. Mystère : Johannes Ott est-il un fou mystique d’une espèce singulière, un illuminé, un possédé du diable, qui faisait recette en ces temps obscurs (et aujourd’hui) ? Ou bien au contraire le coupable idéal, dans cette Europe secouée par l’épidémie et des aberrations irrationnelles diverses ? Idéal parce qu’il est seul, au milieu de ces forcenés qui s’affolent et voient la queue du Malin partout, à ne croire en rien et à seulement tenter de sauver sa peau.

Un athée en somme, créature impie, traînant de pays en pays, partout honni, poursuivi, finalement condamné aux galères, évadé, et convaincu jusqu’à la fin, dès qu’il sort de ses saouleries païennes, que s’il n’en reste qu’un il sera celui-là. Magnifique personnage d’insoumis, de dissident éternel, qui à la fin, en dépit de toute vraisemblance, se répète : « Je m’en sortirai… je m’en sortirai » (page 340 et dernière).

Bien sûr il faut aimer le roman historique, cette quintessence du roman roman – et c’est assez rarement mon cas –, mais il faut reconnaître que celui de Jančar nous parle de nous. Trump, Bolsonaro, Modi, Erdoğan, Duterte, tant d’autres dirigeants crapuleux, on voit bien que l’occasion épidémique pourrait faire d’eux des fanatiques aussi virulents que les déboussolés parcourant ce beau roman slovène, qui à son époque avait sans doute dans le collimateur la démence obsessionnelle des maîtres communistes du pays. Car cette fine équipe aujourd’hui aux commandes croit (tout comme une minorité glapissante de nos contemporains), au choix, au complot satanique ou à la punition divine dans la foulée des évangéliques, voire à la maladie importée, ou sciemment fabriquée en vue de détruire l’Occident, l’Inde éternelle, le capitalisme, la mère patrie ou la Sainte Ampoule. Autrement dit, le délire, aujourd’hui toujours galopant, celui des crétins de tout poil, a des petits relents de Moyen Âge tout à fait troublants.

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