Croit-on encore à la fable de nos ancêtres les Gaulois ? Est-elle encore enseignée ? Sans doute pas, si l’on excepte l’Astérix de nos lectures enfantines et les week-ends familiaux au Puy du Fou. Il semble pourtant que la mode revienne, bien servie par l’extrême droite. D’où la contre-offensive nécessaire. L’été dernier, Le Monde publiait un rappel salutaire en six épisodes, intitulé « Nos ancêtres les barbares », qui décryptait ces légendes et leurs héros problématiques (Clovis, Vercingétorix…). Trois historiens reprennent aujourd’hui le flambeau, en s’engageant dans des perspectives plus globales, bien que parfois ironiques, alors que réapparait l’identité française que le général de Gaulle voyait venir du « fond des âges ».
Jean-Paul Demoule, archéologue et préhistorien, professeur émérite à la Sorbonne, publie depuis des années des travaux essentiels sur ces questions. Il remonte aux origines des fantasmes des deux derniers siècles. Il repère leurs instrumentalisations, tout en auscultant ce que nous savons de la réalité historique. Il mobilise l’archéologie et la génétique qui permettent un récit passionnant bien éloigné des légendes passées. Il est vain de s’enquérir d’une France éternelle, pure et originelle. Nous sommes, selon une expression que Demoule emprunte à un auteur du milieu du XXe siècle, « des sang-mêlés ». Il résume les conclusions de ses années de recherche par des formules, parfois provocatrices et ironiques, qui font du bien de nos jours.
En voici trois. À propos de « nos ancêtres » : ils « ne sont les Gaulois que depuis la fin du 19e siècle ». De nos terres et des baptêmes : « les territoires que contrôlait Clovis à sa mort n’avaient que peu à voir avec l’actuel territoire français. De même sa conversion au catholicisme fut un non-événement au sein de populations déjà christianisées, pratiquant des formes variables de christianisme métissées à des traditions dites païennes ». Quant à la « nation », « avant d’être une nation la France a été, est toujours, un État colonial dont le territoire s’est agrandi ou rétréci au gré des conquêtes et des défaites militaires ».
Il suit, pour sa démonstration, l’histoire des êtres humains qui ont peuplé le continent européen, particulièrement le territoire qui se désignera un jour comme « la France ». Il décrit plusieurs « grands remplacements » qui ne ressemblent en rien à celui craint par les xénophobes d’aujourd’hui. La génétique historique qui, depuis les années 2010, peut se promener dans le « fond des âges » permet d’en identifier plusieurs qui durent des centaines voire des milliers d’années, et de comprendre pourquoi la population actuelle de notre pays est un ensemble plus que métissé. Si l’on rend visite aux hommes de Néandertal, « longtemps considérés comme l’archétype de la brute préhistorique, velue et traînant sa femme par les cheveux une massue à la main », on trouve des êtres humains « dont les capacités crâniennes sont très proches des nôtres », utilisant des outils « variés et élaborés ». Selon des découvertes récentes dans le Tarn-et-Garonne, ils sont installés sur l’actuel territoire français depuis 176 000 ans, mais il est « assurément difficile de parler d’une même nation ».

Plus récemment, la Gaule de Jules César « n’a rien à voir avec une vision traditionnelle et populaire reprise dans Astérix ». Après un demi-siècle de conquêtes et de batailles sanglantes, César se nomme gouverneur d’un vaste espace ainsi nommé. « Les Gaulois ne sont pas plus nos ancêtres qu’ils le sont des Belges, des Allemands du Sud, de Tchèques ou des Italiens du Nord. » Un territoire sur lequel ces groupes ne cessent de se faire la guerre. Puis l’occupation romaine pendant près de quatre cents ans fut « l’un des plus grands remplacements qu’aura connus l’actuel territoire français » mais sans immigration massive (à peine 5 % de la population est immigrée), mais à l’aide d’un « système de contrôle particulièrement efficace » et d’une politique de collaboration-assimilation des élites locales, ce fut une « romanisation » unique, comparée aux autres régions conquises. Plus près de nous encore, « tout au long du millénaire médiéval il serait vain, non seulement de retrouver les frontières de la France actuelle, mais même d’identifier un peuple ‘’français’’. Les frontières ne cessent de varier au fil des guerres et des alliances ». il faut attendre le XVe siècle pour que s’esquisse un « début d’unification durable ».
Et ainsi de suite. Sa démonstration se poursuit jusqu’au XXe siècle. Ni le territoire (le fameux « hexagone »), ni le peuple (malgré l’affirmation de Fernand Braudel qui le voit homogène depuis le Paléolithique !), ni les racines chrétiennes (« un peuple de race blanche, de culture grecque et latine, de religion chrétienne », disait pourtant de Gaulle), ni une culture de deux mille ans, ni un sentiment d’appartenance, ne fondent une France éternelle et pure. Rêvée par tous les nationalistes, elle désigne les autres en « étrangers » qu’il faut combattre comme des ennemis. En revanche, accepter la diversité de longs métissages, en faire une source de richesses, c’est donner force à l’un de nos grands principes nationaux, la fraternité. La démonstration de Jean-Paul Demoule est implacable.
Le travail de Julien Théry, tout en partageant la plupart de ces conclusions, se situe dans une perspective complémentaire. Quand l’archéologue et préhistorien expose en praticien les résultats des dernières recherches, le professeur et médiéviste publie un ouvrage pédagogique. Il s’en prend à des idées fausses, raconte leur instrumentalisation dans des discours (essentiellement) politiques ; il écrit en enseignant plus qu’en chercheur (qu’il est). Il ne suffit pas, insiste-t-il, de démentir une mauvaise croyance, l’historien doit la prendre comme objet de réflexion, révélateur d’une époque, de mentalités, d’un événement ou d’une politique. Il se réfère dans son introduction au fameux discours d’Amiens de Marc Bloch, en 1914, devant des lycéens, lors d’une distribution des prix. L’auteur des Rois thaumaturges, qui prend au sérieux « une imposture » (le « miracle royal » de guérir), dit à ces lycéens juste avant la Première Guerre mondiale, qui grouille de mensonges : « ce qui fait la beauté des légendes et leur vérité propre, c’est de traduire fidèlement les sentiments et les croyances du passé ». En démolissant des idées fausses, Théry cherche à voir « pourquoi on l’a racontée, diffusée et lue. Paradoxalement, conclut-il, les chimères et les erreurs d’un temps permettent ainsi d’en approcher la réalité au plus près ». Il voit dans les effets d’une idée fausse plus d’intérêt que dans ses intentions.

Les vingt courts chapitres de son ouvrage n’atteignent pas toujours le but annoncé, mais ils forment un ensemble intéressant et pratique, en particulier pour des professeurs de lycée. Les questions traitées sous-tendent, pour la plupart, des thèmes du roman national traditionnel, pour ne pas dire réactionnaire, inventé au XIXe siècle : nos ancêtres les Gaulois, Charlemagne inventeur de l’École, l’Église cathare hérétique, Jeanne d’Arc, le génocide vendéen perpétré par la Révolution, le Second Empire âge d’or, etc. Les questions sur le XXe siècle sont de la même veine : l’antisémitisme tradition de gauche, la France résistante ou collabo, les soldats la fleur au fusil en 1914, la guerre d’Algérie a été peu meurtrière, pas de responsabilité française dans le génocide au Rwanda, etc. L’hétérogénéité de ces choix et le peu d’espace disponible pour répondre peuvent laisser les lecteurs sur leur faim, sans que cela nuise à l’utilité de l’ouvrage.
À l’inverse, beaucoup pourront juger inutile l’exercice, historique et poétique, de Marius Loris Rodionoff, historien, poète et performeur. Il compose un petit ensemble de « prélèvements effectués dans des annales et chronologies de l’histoire de France », des titres et intertitres, rangés en vers par groupes renvoyant à une date ou à des tranches chronologiques. Il condense l’Histoire en juxtaposant des événements sans corrélations particulières de l’an 529 à l’an 2000. Son titre, « La comète de Halley », évoque « la plus fameuse des comètes qui a longtemps été suspectée d’exercer une influence désastreuse sur la Terre ». Est-ce le rôle de l’Histoire ainsi condensée ? Ou le désastre que nous prépare la destruction de l’Histoire par la réduction à l’extrême du Temps ? Il faudrait entendre Rodionoff performer ces textes pour trouver la réponse. Voici deux exemples qui donnent une « utilité » à ces textes revigorants.
Ainsi, le fait est là sans être évident :
1588. Coup de force d’Henri III
Dans la galerie du château de Blois
Les quarante-cinq archimignons assassinent le duc de Guise
Une assemblée révolutionnaire et des curés
Délient les parisiens de leur obéissance au roi
Charles de Mayenne arrive le 12 février
Altérant au profit des notables
Le Conseil de Paris
Des lignes affirment une évidence qu’annulent les suivantes. Ou bien que dire de cette danse cruelle qui se tourne vers le ciel et sa comète :
1616-1617. Pour la première fois le roi danse dans un ballet
Les libertins érudits adhèrent à la libre pensée
Qui va parfois jusqu’à l’athéisme
Le maréchal d’Ancre est assassiné sur ordre de Louis XIII
Le cadavre est déterré puis traîné dans les rues
Sa femme Galigai est exécutée pour juiverie et sorcellerie
On observe beaucoup de comètes dans le ciel.
Ces textes n’ont effectivement aucun sens, ils agissent comme si notre Histoire nationale, résumée par ces intertitres, nous conduisait dans un tourbillon incompréhensible et meurtrier. Nous apportant le néant.
