Comment fonctionne une société en guerre, quels sont les ressorts qui lui permettent de faire face à une agression de grande ampleur ? Beaucoup a été écrit sur la société civile ukrainienne en s’attachant souvent à ses manifestations les plus visibles. Mais que cachent les méandres des destinées d’individus confrontés à devoir rapidement décider, s’adapter, imaginer, convertir ce qu’ils savent en ce qui doit être immédiatement performant ?
Seul un voyage au long cours comme celui que Ioulia Shukan a effectué d’abord sur l’ensemble du territoire [1] puis, rétrécissant la focale, sur l’hôpital des armées de Kharkiv à une quarantaine de kilomètres de la frontière russe, pouvait fournir un juste éclairage. Là officient depuis 2014 plusieurs femmes aux trajectoires disparates, liées par leur activité bénévole dans ce lieu de soin.
Leurs vies privées comme professionnelles ne se ressemblent pas : l’une travaille déjà dans une association, l’autre est marchande des quatre-saisons, une troisième, femme au foyer, vit avec mari et enfant. Elles seront sept dans le récit, et l’auteure observe au long de plus de dix ans d’enquête les mutations qui s’opèrent dans leurs vies. Celles-ci se calquent sur le déroulement de la guerre, en suivent chacune des étapes et s’y adaptent : passage d’une guerre conventionnelle de 2014 à 2015 à un conflit de basse intensité jusqu’en 2021, puis l’invasion du 24 février 2022.
« Je savais ce que la guerre voulait dire », note l’une d’elles avec une forme de détachement, « j’ai continué à faire ce que je sais faire ». Ainsi suivent-elles, semblant n’être jamais prises au dépourvu. L’habitude du manque propre au monde soviétique les aide et elles réadaptent leurs expériences passées : comment faire quand on n’a pas beaucoup et que la guerre réduit encore ce peu, comment pallier l’imprévoyance des autorités nouvelles. Ces femmes sont seules à savoir ce dont ont besoin leurs « garçons », selon leur expression pour nommer ceux qu’elles soignent, avec un mélange de tendresse et de pudeur.

Des bénévoles ? Non, l’auteure ajuste la terminologie au plus près des situations et préfère parler d’aidant(e)s, à l’origine d’« initiatives citoyennes solidaires ». Pour ce, les citoyennes pratiquent et encouragent le don, don de soi et dons des autres. Une notion qu’il s’agit de ne pas confondre avec les pratiques du régime précédent : « un don se situe plus haut qu’un pot-de-vin dans l’échelle des catégories morales et légitimes ».
L’hôpital des armées de Kharkiv devient le lieu symbolique du soin et endosse le rôle de pivot du diagnostic social. Il s’agit de soigner, de réparer, et le lien se fait spontanément entre la réparation clinique et la réparation sociale, des pratiques qui « brouillent les frontières entre guerre et paix ». Le monde des aidantes y contribue : elles sont issues de l’informel, des marges, de la proximité, où l’on transforme à portée de main, « au plus proche », note l’auteure. La politique est à mille lieues de leur engagement, la plupart n’ont jamais voté et se tiennent à distance des partis. Elles se méfient même de ce que l’une d’elles appelle une « sphère de l’immoralité, de luttes partisanes sans merci, de bavardages futiles et de fausses promesses ».
Dans les sondages, ne voit-on pas que c’est au bénévolat que les Ukrainiens accordent en premier lieu leur confiance ? Comme deux mondes qui ne correspondraient l’un avec l’autre que partiellement, les liens que nouent ces femmes deviennent à leur tour le miroir d’un mode de fonctionnement plus large. Certaines passent de « profanes », de « citoyenneté discrète », dépolitisées avant la première intrusion russe de 2014, à une citoyenneté plus affirmée. La proximité de la guerre incite à d’autres exigences, plus structurées.
C’est dans ce passage du soin à la politique – et non l’inverse – que réside un des caractères les plus originaux de l’évolution ukrainienne : on ne commence pas par la politique, on y arrive, doucement, en se juchant sur les épaules des citoyens/citoyennes. De ce point de vue, le travail des aidantes au sein de l’hôpital des armées répond, sans que cela soit jamais souligné, à l’élan de Maïdan.
Le mouvement qui prit le nom de « place » (maïdan en ukrainien) portait en lui l’idée du carrefour, du commun, mais avec le souci d’un ordonnancement très précis – éducation, droit, santé, armée, débats –, sorte de mise en application, sous une forme réduite, d’une société moins dysfonctionnelle que les précédentes, adaptée aux besoins, aux exigences contemporaines et même à la nouvelle situation géopolitique du pays.
Cet ouvrage est le lieu de mutations discrètes auxquelles personne n’échappe, même l’auteure, qui n’exclut pas d’introduire dans une recherche le fait de se sentir affectée, qui instruit son lecteur de son changement de position lorsqu’elle annonce : « J’ai moi-même endossé le rôle d’aidante bénévole », en respectant, précise-t-elle, les impératifs propres à une enseignante-chercheuse. La continuité du travail s’effectue alors à distance, pour devenir une « ethnographie numérique » via les réseaux sociaux et les pages personnelles de chacune des interlocutrices.
L’ouvrage dépasse vite son objet immédiat, la particularité de ces sept destins, pour toucher au plus vaste : la place des femmes, la politisation (ou son absence), l’importance du corps, la pudeur, le rôle de la médecine. Et l’auteure repousse ainsi les murs de sa propre recherche, au carrefour de plusieurs disciplines qu’elle contribue à élargir, passant de la sociologie à la psychologie sociale, à l’ethnographie, puis à « l’immersion ethnographique ». Elle intègre son questionnement, la propre crédibilité de son approche dans sa recherche : le piège du regard d’autrui sur le travail féminin, la crédibilité des « microhistoires », leur représentativité. Les innombrables références enrichissent aussi la cartographie de la recherche concernant ce terrain-là.
C’est un livre tout en subtilité, qui n’aspire pas aux conclusions, mais dessine plutôt des lignes de fuite. On entre dans un des ateliers de la société ukrainienne, là où se fabrique le « commun » : un hôpital militaire qui a changé de nature sous la pression du déclenchement de la guerre en 2014, là où les « séparatistes » ont réalisé une percée spectaculaire permettant au Kremlin d’écrire la suite. Et permettant aussi de voir, conclut Ioulia Shukan, « comment la nation ukrainienne se construit au quotidien, par le bas, au travers de la guerre, dans l’épaisseur des liens sociaux ».
[1] Génération Maïdan. Vivre la crise ukrainienne, éd. de L’Aube, 2016.
