Joan Didion, trop distante ou trop proche

Dans son pays, la Californienne devenue new-yorkaise Joan Didion (1934- 2021) est une star, tant pour ce qu’elle a écrit que pour l’image mystérieuse et chic qu’elle a toujours donnée d’elle-même. Ainsi, en 2015, une célèbre photo la montre, élégante octogénaire cachée derrière ses habituelles lunettes noires, en égérie de la campagne de publicité de la marque de mode Céline. Les feuillets personnels retrouvés après sa mort dans un dossier intitulé Notes à John ne pouvaient donc, étant donné cette aura, qu’attiser les curiosités et susciter les débats.

Joan Didion | Notes à John. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun. Grasset, 302 p., 23 €

Lors de la parution posthume du livre aux États-Unis, les discussions portèrent d’abord sur des questions éthiques. Didion aurait-elle souhaité qu’on publiât ces pages ? Leur contenu constituait-il une atteinte à sa vie privée ? Etc. En effet, Notes à John se compose de comptes-rendus que Didion fit par écrit à son époux, John Gregory Dunne, de quarante-six séances d’une thérapie qu’elle entreprit sur les instances de Quintana, sa fille, depuis longtemps soignée pour troubles psychiques et addiction. Les textes concernent tous, sauf un, l’année 2000-2001 – Didion avait soixante-six ans, sa fille la trentaine.

La discussion critique porta aussi, évidemment, sur la valeur de ces notes. Ajoutaient-elles à la connaissance de la personne Didion, de la journaliste-romancière-scénariste et de son œuvre, de la psyché humaine en général ? Les avis étaient partagés. La position indiscrète dans laquelle elles placent le lecteur contribuaient pour une part à l’indécision des commentateurs, leur ressassement et leur absence d’apprêt y contribuaient pour une autre.

Pourtant, ces pages sont prenantes ; et elles le seront pour un lecteur français s’il consent à passer sur une traduction qui fait parfois s’exprimer l’élégante Didion comme Mme Michu alors qu’elle n’a jamais écrit ni parlé qu’une langue parfaitement soignée. Elles le frapperont plus encore s’il a en tête le schéma de sa carrière et de sa vie : une première partie où elle devint célèbre pour ses essais sur les États-Unis (et pour ses romans), une autre où elle continua de l’être mais pour ses mémoires intimes (l’intimité étant chez elle toutefois très distanciée, voire anesthésiée) rédigés après la mort en 2003 de son mari, L’année de la pensée magique (2005), puis de sa fille en 2005, Le bleu de la nuit  (2011). La caractéristique de tous ces écrits était (et reste) leur sens de l’observation et de la formule, et leur détachement : affaire de tempérament ou affaire de caste sociale, certains accusant sa prose d’être d’une perception formidable mais « un exercice sans faille de supériorité sociale » (« an unrelenting exercise in class superiority » pour Maria Bustillos).

"Notes à John", Joan Didion
« Notes à John », Joan Didion (détail) © Grasset

Ces notes, qui sont en quelque sorte le dernier volet d’un triptyque autobiographique, seraient donc l’occasion d’accéder à une Didion sans masque. Mais des masques, il y en a toujours. Et même dans ces notes, Didion est à la fois là-pas là ; elle dit et ne dit pas. Ici comme toujours, elle attire l’attention et ensuite tire le rideau. Ce n’est pas sans intérêt mais c’est cette fois-ci extrêmement dérangeant. Car de quoi parle Didion au docteur MacKinnon, thérapeute qui se définit comme un « freudien un peu comportementaliste » ? De la difficile relation avec sa fille, puis, poussée par lui, de sa propre enfance, des difficultés liées à l’âge et à son travail… Elle y avoue sous nos yeux son expérience de l’angoisse et de l’impuissance. Nous en sommes troublés. 

La dépendance réciproque dont elle parle à propos d’elle-même et de Quintana est un « classique » de pathologie psychique. Quiconque connaît les rapports qu’on peut avoir avec un être proche plongé dans la dépression ou l’addiction le sait bien. Le récit est familier ; Quintana va mal, ne téléphone pas ou téléphone sans cesse, arrive pour dîner complètement ivre, quitte son emploi, se fait tabasser par des hommes rencontrés dans des bars, fait des projets, les abandonne, dépense tout l’argent qu’on lui donne, se plaint de ceci, se met en colère pour cela, refuse d’aller à ses réunions d’AA… L’enchaînement est toujours le même : Quintana demande de l’aide, ses parents la lui accordent, elle la rejette, ils manifestent leur déception, elle répond par l’hostilité…

Didion avoue qu’il lui arrive de « détester » Quintana, que le souci qu’elle se fait pour elle l’empêche de travailler, que, depuis des années, elle n’a eu pour seule préoccupation que d’éviter qu’elle ne se tue. « Toute ma vie, dit-elle, je me suis détournée des gens qui ne m’apportaient que des ennuis. Je coupais tout contact avec eux. Mais là, avec Quintana, c’est impossible. » Et elle s’interroge : a-t-elle été une mère trop proche, trop distante, trop absente ? A-t-elle exigé de Quintana qu’elle devienne la personne qu’elle ne pouvait être ?

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MacKinnon tient vaillamment son rôle de psy dans une situation thérapeutique pour nous étrange puisqu’il communique avec le docteur Kass, le psychiatre de Quintana, fait part à Didion des réflexions de celui-ci, que des rendez-vous à trois avec Kass sont organisés, etc. Curieusement, le fait que Quintana soit une enfant adoptée et ait, à un moment, renoué de manière désastreuse avec sa famille génétique occupe peu de place dans leurs échanges. Mais bon.

Nous connaissons la suite : la mort d’une crise cardiaque de John Dunne, celle de Quintana, un an et demi plus tard, peu après son mariage, d’une pancréatite aiguë due à son alcoolisme. Puis, pendant dix ans, nous le savons par ses biographes, Didion, en deuil de son époux et de sa fille, continua à voir MacKinnon. Aucun compte-rendu n’existe de ces séances.

Qu’y aurait-on trouvé ? Une version moins détachée de ce qu’elle a écrit dans Le bleu de la nuit ? « Nous survivons tous plus que nous ne croyons pouvoir en être capables. Nous imaginons que nous n’en sommes pas capables, mais nous survivons… Nous n’avons pas le choix, alors nous survivons. » Ou une version plus proche de celle de Notes à John ? L’attentif docteur MacKinnon n’aurait en tout cas pas manqué de lui poser la question : « Nous survivons, d’accord… mais vous en particulier, Joan ? »