La diététique de Witold

C’est un livre qui a la taille d’un album. Il est grand, il a du poids, une myriade de dessins et de couleurs, du texte, ainsi qu’une facture souple, très soignée, et une jaquette, protection qui sied au très irrévérencieux sire Witold Gombrowicz. L’ouvrage est intitulé Moi, Gombrowicz, mais il est difficile à classer, comme le personnage. Disons que c’est une vie illustrée de cet écrivain polonais qui se situe à mi-chemin entre la biographie, la BD et le beau-livre. C’est en fait un superbe déroulé de son parcours transcontinental et de son œuvre à la cohérence en escalier, et de sa pensée, ses pensées qui semblent vous filer entre les doigts dès que vous voulez les fixer.

Wozniak et Andrzej Wolski | Moi, Gombrowicz. Trad. du polonais par Erik Veaux. Préface de Rita Gombrowicz. Denoël Graphic, 240 p., 28,50 €

Moi, Gombrowicz s’adresse aux amateurs de l’écrivain qui y retrouveront sous forme graphique son « humour de pendu » – l’expression est de lui. Mais il s’adresse aussi à ceux qui ignorent ce météorite « antilittéraire » qui traversa le ciel de la littérature du XXe siècle. Il paraît en effet que Witold Gombrowicz est inconnu de la jeunesse du XXIe siècle, en tout cas en France. Quelle désolation ! En un temps où fleurissent la collapsologie et l’éco-anxiété, termes qui n’existaient ni en 1904 quand Gombrowicz est né ni en 1969 quand il est mort, lire ne fût-ce qu’un livre de cet homme est une cure de jouvence et de distance. Le pouvoir du rire, ce qu’il fait et défait, ce qu’il comprend de sarcastique, de burlesque, d’humain et de salvateur y est présent et magnifié.

Mais revenons au livre, à l’objet nommé Moi, Gombrowicz, car il est le fruit d’une collaboration qui mérite d’être mise en avant. À l’origine, il y a Rita Gombrowicz, la veuve de l’écrivain. Elle est présente dans l’ouvrage sous la forme de dessins et de photos, mais aussi sous la forme d’une préface dans laquelle elle confesse avoir longtemps rêvé de voir un « Witold de bande dessinée », un Gombrowicz transformé en un « héros des comics de mon enfance ». Il est vrai que le personnage, sa photogénie, sa malice et le devoir de légèreté qui était sa ligne de conduite se prêtaient à cette torsion.

"Moi, Gombrowicz", d'Andrzej Wolski-Jacek Wozniak © Denoël graphic
« Moi, Gombrowicz », d’Andrzej Wolski et Wozniak © Denoël Graphic

Rita Gombrowicz prit alors contact avec Andrzej Wolski, réalisateur de documentaires, dont plusieurs sur l’écrivain-dramaturge, afin qu’il écrive le texte de ce roman graphique. Pendant deux ans, elle lui donna rendez-vous tous les quinze jours pour lui raconter des anecdotes de la vie de l’homme qu’il transforma en une série chronologique de saynètes. Il y ajouta des extraits de différents livres de Gombrowicz, si bien que l’ouvrage a deux niveaux de lecture. Libre à chacun de découvrir ou de retrouver la gracieuse férocité de l’homme et celle de l’œuvre.

Dernière étape, Andrzej Wolski transmit à son compatriote et complice Yacek Wozniak, artiste, chaque étape de son scénario afin qu’il l’illustre en toute liberté et en toute fantaisie. Les lecteurs du Canard enchaîné connaissent sans doute la signature de Wozniak, mais tous ne savent peut-être pas qu’il est l’héritier d’une longue tradition polonaise d’affichistes, d’illustrateurs et de peintres, et qu’il a dû quitter les Beaux-Arts de son pays natal pour activités subversives – c’était peu avant que la vague de Solidarność ne finisse par avoir raison de la férule soviétique.

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Les censeurs savaient ce qu’ils faisaient, le génie de Yacek Woźniak est renversant au sens propre. Certaines planches s’apparentent à de « vraies » peintures, mais beaucoup sont de vastes fresques au trait et en noir et blanc, ou en couleurs, dans lesquelles toutes sortes d’êtres se bousculent, qui donnent l’impression de tomber des nues ou, au contraire, de sauter comme un bouchon sur la page. Le ciel et la terre ont disparu, mais l’Atlantique est là, en majesté, traversée par Gombrowicz quand il s’exila en Argentine, ainsi que la Lune sur laquelle l’homme fit ses premiers pas, suivis en direct à la télévision par l’écrivain, le 16 juillet 1969, peu avant sa disparition.

À ces larges illustrations, s’ajoutent des vignettes qui servent de virgules, un Gombrowicz qui n’est ni caricaturé ni copié-photographié, et des dessins, des dessins, des dessins… Des animaux rescapés du déluge de l’imagination de Wozniak (beaucoup de vaches, quelques corbeaux), des poissons, des créatures mi-homme mi-bête, des corps désarticulés, des bonshommes de neige, des personnages historiques identifiables, des femmes à la silhouette déliée, des prêtres, des sbires à l’uniforme stalinien, la grande faucheuse…. Très peu de choses ou d’objets, pas de matière inerte.

D’où viennent-ils, d’où viennent-elles, ces créatures ? De nulle part, du crayon de Yacek Wozniak qui, interrogé, répond qu’il pratique un « travail automatique », un « dessin semi-automatique », lequel évoque l’écriture automatique surréaliste et le goût des cadavres exquis. Ainsi que le goût des jeux de mots, le refus des hiérarchies, la dérision, la liberté, l’inventivité – dont celle de la maquette que l’on doit à Adelina Kulmakhanova, jeune artiste originaire du Kazakhstan qui a réussi à donner un sens à cette infinie richesse, cet onirisme mis au service d’une vie et d’une œuvre.

"Moi, Gombrowicz", d'Andrzej Wolski-Jacek Wozniak © Denoël graphic
« Moi, Gombrowicz », d’Andrzej Wolski et Jacek Wozniak © Denoël graphic

Car le livre sait parfaitement où il va, il ne singe pas le chaos, il suit un ordre qui n’est pas celui des numéros de pages (il n’y en a pas), mais celui des dates qui correspondent aux événements de la vie de Gombrowicz, souvent liés à ceux du monde : la Première Guerre mondiale ; la rencontre, que dis-je, la valse (peut-être fictive) avec le futur général de Gaulle en poste à Varsovie ; la Seconde Guerre ; l’exil en Argentine ; l’invasion soviétique de la Hongrie ; le retour en Europe, l’installation dans le Sud de la France…

Se dégage alors de Moi, Gombrowicz une leçon politique – impératif catégorique d’indépendance, mépris souverain pour le pouvoir et les idéologies –, et bien plus. On y découvre une histoire alternative de la Pologne au XXsiècle ; on y apprend une foultitude de détails sur l’histoire littéraire argentine, polonaise et française (dont « l’atmosphère de bêtise et de snobisme créée autour de Paris ») ; on y a soif d’alcools, de stupéfiants et d’un érotisme fantasque, libéré de l’étiquetage contemporain ; on y jouit d’un art précieux, difficile et mal vu de nos jours, qui consiste à franchir les barrières des usages admis et de toutes les conventions. On médite.

En 1945, au-dessus d’un arc-en-ciel derrière lequel s’agite un homoncule qui ressemble à Hitler, le Journal de Gombrowicz prescrit ce qui suit : « Montrer son dégoût devant le crime ne fait que perpétuer celui-ci… Il faut l’avaler. Il faut le digérer. On peut vaincre le mal, mais en soi-même seulement. Peuples du monde, vous semble-t-il toujours que Hitler n’aura été qu’un Allemand ? » La diététique de Witold est résumée ici en quelques mots. Alors à vous qui lisez ces lignes, ne fût-ce que pour en apprécier le sel, je vous conseille de plonger dans cet album, chef-d’œuvre d’anarcho-gourmandise.