L’autre Journal

Gombrowicz est mort en 1969. Dix-sept ans plus tôt, en 1952, il commence à rédiger un journal destiné à lui-même, là où son Journal officiel, publié sous le manteau, est destiné au lecteur. Il lui faut donc faire un effort pour se rappeler ce qui s’est passé dans sa vie quand il était encore en Pologne, trente ans plus tôt, en 1922, date à laquelle commence Kronos – il avait alors 18 ans. (La version originale de Kronos commence plus tôt, neuf mois avant sa naissance le 4 août 1904, en toute logique. La postériorité compte pour Gombrowicz, l’antériorité aussi.)


Witold Gombrowicz, Kronos. Trad. du polonais par Małgorzata Smorag-Goldberg. Stock, « La Cosmopolite », 370 pages, 24 €


La distance dans le temps explique le caractère succinct et sténographique du début de Kronos puisque Gombrowicz fait mémoire de quantité de faits quotidiens, puis la sécheresse s’estompe à mesure qu’il se patine, travaille, écrit, publie, s’exile en Argentine, à Berlin, en France, évoque la rédaction et la publication de Cosmos… Plus le temps se rapproche de nous, moins les noms sont cryptiques, plus l’écrivain s’inscrit dans des cercles identifiables, une reconnaissance au-delà des frontières. Maurice Nadeau, son découvreur et son premier éditeur en France, dès 1958, est là, avec qui le lien est fort et tendu. Heureusement, ce serait trop simple, car l’ouvrage est difficilement réductible à ce cheminement vers la clarté, interprétation erronée pour un écrivain dont l’œuvre entière est un jeu de miroirs et une succession de doubles qui se défaussent à chaque tournant romanesque et/ou autobiographique. « Au milieu du chemin de ma vie, je me trouvais dans une forêt sombre. Cette forêt, qui pis est, était verte ! » écrit-il au début de Ferdydurke et parodiant l’enfer de Dante. Kronos serait-il un cheminement vers la verdeur ?

Gombrowicz a tenu ce journal secret, mais il a voulu qu’il soit publié. Lui qui jetait ses manuscrits quand une œuvre était achevée, en 1966, il a demandé à sa femme, Rita, de sauver le manuscrit de Kronos, ainsi que tous ses contrats, « si la maison brûle ». Elle s’est exécutée, elle l’a conservé jusqu’au jour où son existence a été révélée en Pologne, et après avoir hésité, elle l’a publié en 2013 dans le pays natal de l’auteur, où le livre a été un événement. Kronos, dont le titre est si chargé, si signifiant, si pompeux qu’il est aussi dérisoire que Cosmos (ou, pourquoi pas Rhinocéros avec lequel il rime aussi) est une chronique factuelle, dénuée de tout pathos et de tout caractère littéraire, de la quotidienneté dans ce qu’elle a de plus bête, ennuyeuse et journalière. Ce sont des anti-confessions, des éphémérides, un relevé topographique et onomastique, un compte rendu las, presque un pense-bête.

Mais alors, demandera-t-on, que consigne-t-il, ce journal ? De quoi parle-t-il ? De la vie de Gombrowicz la plus quelconque, de sa comptabilité (il compte beaucoup, la monnaie qu’il lui reste, le nombre et le nom de médicament avalés… à cause de l’asthme, les ganglions, les rhumatismes, la sinusite, les abcès, les maux de gorge…), de ses problèmes d’argent, de logement, de santé, de sa vie érotique (« calme plat » ou visite à un/e chico/a), de la musique qu’il écoute et qu’il achète, du suivi de son œuvre peu à peu traduite à l’étranger, de ses amis, très nombreux, découverts, retrouvés ou perdus, tous ceux qui le publient, le soutiennent financièrement, lui offrent des chroniques à écrire pour vivre, tous les Polonais en exil, comme lui, qui résistent par des publications clandestines ou semi autorisées, solidaires sur-le-champ : la communauté polonaise est essentielle, Gombrowicz est un Polonais absolu, il a quitté son pays en 1939, il n’y est jamais revenu mais il vit et se nourrit de l’amitié et du contact avec les siens.

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Portrait de Witold Gombrowicz à Vence, en 1967 © Sophie Bassouls/Leemage

Le journal est divisé en années, et au sein de chaque année, en mois, indiqués en chiffres romains : I, II, III… Les saisons et les jours sont absents, le temps qu’il fait apparaît çà et là sous la mention d’un « il bruine » ; les relations internationales sont aussi absentes, la politique apparaît sous un simple « 1945. V. Fin de la guerre. Démarches pour faire publier El drama erótico sudamericana infructueuses. ». Kronos est un pied de nez au lecteur qui espérait découvrir l’homme, le vrai Gombrowicz, la personne « authentique » (une notion qui lui est étrangère), l’exilé pensant. Une façon anticipée et posthume de railler la pose de l’Écrivain ramené à la condition humaine anodine et plate.

En demandant à son épouse de sauver cet « autre journal » pour l’offrir au lecteur après sa mort, il se fait cobaye et preuve vivante de ce qu’il affirmait dans son Journal sur l’Art « intimement lié à la décomposition », la conviction que « Tout art en général frôle le ridicule, la défaite, l’humiliation ». Vrai journal, faux journal, ce n’est plus la question, la publication de Kronos a une dimension sarcastique mais parfaitement sérieuse, et le livre se lit comme une prophétie renversée dans le temps. Gombrowicz remet un encéphalogramme minutieux de celui qu’il est « en vrai », conscient qu’il est d’être un Géant, un Génie.

« Lettre de Giedroyć : jusqu’ici il n’a vendu que 300 exemplaires du livre [Trans-Atlantique »] », note-t-il, et plus loin, « Prestige en hausse », soulignant l’effet ciseaux entre chiffres de vente et grandeur. C’est ainsi qu’il dévoile l’être mortel, soumis aux vicissitudes, à la finitude et à l’ici et maintenant ; qu’il dit l’envers de la littér-ature, litter, les « déchets », rappelle la philosophe américaine Avital Ronell, les restes, le compost sans intérêt mais fécond. Il égrène et enchaîne des secrets qui n’en sont pas, tristement et avec un plaisir caché, proche de celui qu’il avouait dans son Journal en évoquant le second roman qu’il écrivit avant de le détruire : « Cette idée de mauvais roman fut l’apogée de toute ma carrière littéraire. […] Mon projet consistait à se donner à la masse, à se rabaisser, à devenir inférieur – non seulement à décrire l’immaturité, mais à écrire avec elle. » Le programme était difficile à tenir pour un écrivain doué d’une inventivité et d’une capacité de renaissance aussi puissantes, mais Gombrowicz l’a tenu : lisez Kronos.

Les notes sont laconiques, neutres, sobres, prosaïques, dépourvues de « la gaine rigide, lourde et majestueuse » de la poésie (« Contre les poètes »). Il n’y a presque que des phrases nominales, un minimum de verbes, un style inexistant, des milliers de graviers semés sur un sentier plan, une mécanique traduite avec une précision parfaite par Małgorzata Smorag-Goldberg. Tout semble indiquer : ce n’est pas glorieux d’être un grand Écrivain, une succession de petits tracas, de correspondance administrative, de secrétariat, de devoirs rasoirs, de fâcheries. Gombrowicz évoque sa vie sexuelle avec une passivité de météorologue, sans se soucier de la forme, sans un ton, sans un visage, à peine un corps, évoquant malgré lui « la petite mort », prélude à la grande, le moineau pendu de Cosmos. « Je songe au suicide, » écrit-il, un brin nonchalant, page 167.

La destinée éditoriale de Kronos, publié plus de quarante ans après sa mort, tient du gag. Le vrai statut de ce journal est celui d’archives, de double-fonds, de cave, pas celui d’étage noble, il le sait. Gombrowicz avait la prescience de sa valeur et de sa place d’exception dans l’histoire littéraire, il pouvait se permettre de faire cadenasser ce journal pour pouvoir en rire après et murmurer au lecteur, jamais assez averti : toi à qui j’ai réservé Kronos à titre posthume, tu n’y trouveras rien.

Ou presque. Car ces 370 pages se lisent comme un long déroulé signalétique qui renvoie à chaque coin de nom à l’œuvre, comme une série d’indices, de données tangibles légués aux aficionados et aux curieux, non plus un « roman sur la formation de la réalité » (Cosmos), mais un journal sur la réalité – aride – de la formation. Un bonheur pour les exégètes. Kronos est un conduit, un fil électrique qui transmet de l’information et de l’énergie au grand Journal : il faut lire les deux en même temps, l’effet d’enrichissement mutuel est saisissant. La publication volontairement posthume est une facétie, mais une facétie stratégique car la postérité est prise en otage et obligée de constater le dénuement de sa vie normale, son goutte à goutte monotone : l’écrivain ne pouvait rêver de plus beau croche-pattes à la richesse et la complexité de son œuvre. « Rita reçoit la clef le 22 – une petite maison en face de ma fenêtre – chicos en Argentine – il faut inventer la mort – quelle sera la suite ? Combien de temps encore ? Cancer ? »

Oui, Gombrowicz a préparé sa postérité. C’est un écrivain sans enfants, un hijo sin hijos, comme les qualifie Enrique Vila-Matas, un Immature. Il est seul, à part, exo-planète littéraire admirée, impossible à imiter ni singer ni parodier, trop hors courants. Il n’est pas issu de rien ni de nulle part, pourtant, il est né d’un pays longtemps occupé, dominé, dépecé puis rapiécé, d’une sensibilité au réel particulière, farcesque, grotesque, d’un humour dont les autres héritiers sont plutôt les illustrateurs et les hommes de théâtre polonais. Les premiers ont donné lieu à une tradition d’affichistes et de graphistes fondée sur le détournement, le jeu sur les casses, le sens du néant, le trait vide, la dérision absolue, incarnée par Roman Cieślewicz qui enseigna en France et exploita la résistance au réalisme socialiste jusqu’à créer des typographies subversives. Les seconds, hommes de théâtre, sont plus connus, encore vivants pour certains : voyez Krzysztof Warlikowski ou Krystian Lupa, plus âgé, qui se plait à évoquer la communauté théâtrale avec laquelle il vécut à l’ère soviétique : une poche de liberté folle arrachée au nez et à la barbe de la censure.

En 2013, en Pologne, Kronos a été publié à la fois sous forme de fac-similé commenté, dans un format de beau livre, et dans une édition de format courant, richement annotée. Les Polonais sont « tombés de haut », nous explique Rita Gombrowicz, mais les réactions ont été diverses. Pour les uns, ce fut le rejet : « ça ne se fait pas », comment oser publier un document aussi intime ? Pour les autres, ce n’était pas de la Littérature. Dans les deux ces ; le grand homme, notion qui sous-entend l’idée de pureté était bafoué.

Kronos casse le mythe et montre Witold l’impur. Pour la majorité, cependant, Gombrowicz est un trésor national, et le livre fut un immense succès, « un best-seller qu’on lisait sur les plages. » L’image d’un lecteur en maillot de bain sur les bords de la Baltique, plongé dans un journal grevé d’ennui, est insolite. Le fac-similé de l’édition polonaise de Kronos comporte plusieurs pages que Gombrowicz a coupées en deux en dessinant un thermomètre tout en hauteur : à côté figure le nom de ses connaissances, suivant leur degré d’appréciation de sa dernière œuvre. Je me demande quelle température il aurait attribué à ces lecteurs inconnus et posthumes alanguis sur le sable.

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