Quand la vie s’en va

Il s’agit de la mort d’un père. Celui de Guéorgui Gospodinov, le fameux écrivain bulgare qui nous a habitués au mélange de deux mélancolies, celle du vécu et celle du non-vécu.

Guéorgui Gospodinov | Le jardinier et la mort. Trad. du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov. Gallimard, 230 p., 21,50 €

Son père n’était pas un intellectuel professionnel – il vivait de silences et de petites histoires – mais un jardinier. Du moins, il avait décidé de passer ses dernières années avec sa femme dans leur maison de campagne, à cultiver son jardin. Pendant ce temps, l’auteur goûtait ses succès littéraires, ses voyages et rencontres en librairie, et rendait visite de temps en temps à son père. Il se trouvait devant un septuagénaire aimant et aimé, jusqu’au moment où la perspective d’une mort rapide s’est invitée dans le rituel. Le diagnostic d’un médecin pressé, prévoyant seulement quelques mois de survie, s’est finalement soldé par une rémission de dix-sept ans. Quand les métastases ont repris de la vigueur, le fils s’est installé près du père. Ce qui a donné ce roman… lumineux !

Une « lumière douce, d’après-midi », insiste-t-il d’emblée. Ce n’est pas un roman triste « sur la mort, mais sur la tristesse de voir la vie qui s’en va ». Son écriture, très bien servie par sa traductrice, nous emporte dans un monde qu’il a repéré dans son livre précédent – Le pays du passé (Folio-Gallimard) – autour d’un personnage qui crée avec l’auteur des « cliniques du passé », des « abritemps » pour récupérer son passé, pour guérir de la tristesse ou du chagrin. La mort devient mémoire. Tel est le traitement qu’il met en œuvre au chevet de son père malade.

Nous savons qu’il va mourir. Le titre du premier chapitre (il y en a 91, de deux ou trois pages chacun) résume le projet : « Mon père était jardinier. À présent c’est un jardin. » Ainsi va le deuil, le père ne disparaîtra pas tant que son absence comblera chaque seconde libre. Déjà, après un premier diagnostic, il avait « négocié ses jours » avec les médecins, imaginé son anniversaire, discuté sur la date du premier chant des coucous en avril ; son fils avait pensé qu’à sa place il aurait négocié un temps plus long, le médecin n’avait rien dit, seulement souri. Or le malade a tenu, pensé à la fête et au déjeuner d’anniversaire. Ils n’étaient plus à l’hôpital « avec son diagnostic et ses métastases », ils partageaient la belle lumière de l’après-midi. Et le médecin lui avait concédé : « Noël, c’est possible. » Puis, après traitement et rémission « mon père est retourné au village et a commencé à travailler dans le jardin – il bêchait, plantait, arrosait, désherbait… Ce jardin est devenu un vrai petit bijou. Et son goût de vivre est revenu ».

Guéorgui Gospodinov| Le jardinier et la mort,
« Le jardinier », Maurice de Vlaminck (1904) © CC0/WikiCommons

Suit un bras de fer avec la douleur, les antalgiques, l’absence de plaintes. Le silence du père lui transmet une violence infernale, ses derniers gestes tentent de donner un sens. Le fils ne lit le monde qu’à travers le prisme de sa terreur. Alors qu’il marche dans la neige, il parie sur l’émergence de perce-neige dans la rue suivante. S’ils apparaissent, son père aura de longs jours devant lui… Il n’y en a pas. Ce qui n’empêche pas le vieil homme, à un autre moment, de demander une cigarette à son fils qui la lui allume. Il tire quelques bouffées et l’écrase dans un cendrier de fortune. Ou bien, le fils se pose toutes sortes de questions sur la vie qui s’en va. Par exemple, pourquoi les mourants lisent-ils les nouvelles dans les journaux : « J’ai honte du monde dans lequel mon père est en train de s’en aller. » Et il s’apaise en se racontant une des petites histoires plaisantes que son père conserve minutieusement « pour toutes les occasions ». Comme celle-ci qu’il aimait raconter. Après sa difficile opération, un villageois lui a téléphoné pour prendre de ses nouvelles. On raconte, lui dit-il, « qu’on t’a carrément coupé la tête, et on sait pas si t’es encore en vie, […] alors j’me suis dit, j’vais vérifier. Attends un peu que j’aille prendre ma tête et je te dirai tout, avait répondu mon père, sur ce, l’autre, au bout du fil, avait raccroché ».

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Le père survit dans un jeu à trois décrit avec douceur par le romancier, trois forces qui se croisent, s’unissent ou bien se détruisent : la tendresse de l’amour filial, la grande violence et la douleur du mal, l’humour des petites histoires gardées en réserve. Après le dernier souffle – nous sommes au milieu du roman –, le jardin est toujours là et le père a laissé un « journal » réduit à des pages de description de son jardinage, un guide pour ses enfants. Ce qu’il faut faire à tel moment, tel jour, selon la saison. Ce qui conduit l’auteur à des réflexions peu ordinaires sur « jardinage et mort ». Elles dépassent la simple métaphore du chagrin et de la mémoire. Il considère « le jardinage comme orienté par principe contre la mort ». Le jardin est immortel parce que, écrit-il, « l’idée de résurrection est botanique. C’est de là que provient la partie concrète de l’allégorie, c’est ce qui a donné le début. L’immortalité aussi est une catégorie botanique. Toutes les plantes que nous considérons comme une étape antérieure à l’évolution connaissent en fait un miracle de plus, elles ont une superpuissance de plus que nous. Elles savent comment mourir de manière à revenir à la vie ». Tel est le message, une philosophie romanesque.

L’écriture délicate du fils et son retour dans le jardin, que relie le « journal » du père, établissent une mémoire complexe, aux multiples directions. Avec ce roman, Guéorgui Gospodinov nous sort des élucubrations académiques sur le devoir de mémoire, la transmission, le roman familial. Il réussit à construire cette « clinique du passé » qui peut faire survivre. D’ailleurs, en plus des fleurs, des fruits, des arbres et des oiseaux du jardin, le narrateur hérite des indications sur les gestes à faire, les mesures à prendre pour qu’il continue à donner ses fruits et reproduise la vie, et des histoires. Il ne les oublie pas, les raconte, les cite à ses amis. L’humour du père est toujours là avec, encore, des histoires de temps. Comme celle de ce téléphone d’un mort qui sonne alors qu’il a été enterré avec son propriétaire. Panique de sa femme, et puis, dit-elle, « je l’ai rappelé, il n’a pas répondu ! ».

La philosophie de Gospodinov nous transmet l’humour du temps comme substitut à la tristesse et au chagrin. Il a placé en épigraphe une formule de son maître, Gaustine, le personnage central du précédent roman. Elle résume tout. Il la reprend pour conclure : « La mort est un cerisier qui mûrit sans toi. »

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