Dans la collection « Libelle » des éditions du Seuil, le sociologue Bernard Lahire fait, dans ce plaidoyer en faveur du savoir, un pas de côté par rapport à son projet de fondation d’une science sociale du vivant. Néanmoins, le lien entre les deux thématiques est patent : c’est, en effet, à partir de ce qui constitue la spécificité humaine que s’élabore l’argumentaire du présent ouvrage.
De tous les animaux, l’humain est l’espèce la plus altricielle, c’est-à-dire celle « dont le long développement extra-utérin nécessite des interactions sociales permanentes, l’appétit de savoir et le désir d’explorer, d’expérimenter et de découvrir s’expriment sur une très longue période, et se signalent de différentes façons dès l’enfance ». L’altricialité secondaire, notion empruntée au zoologiste Adolf Portmann, caractérise le développement ontogénétique de notre espèce. Elle explique la libido sciendi de l’enfant, son désir insatiable de savoir. Ce désir, inscrit dans la logique du vivant, est-il encouragé par l’organisation de l’enseignement et de la recherche ?
À l’évidence, non, répond l’auteur. On sait que, au moins depuis un processus de rapprochement des systèmes d’études européens, amorcé en 1998, à destination des 29 pays signataires (dont la France), et aboutissant à la déclaration de Bologne (signée en juin 1999), la préoccupation première des décideurs est l’adaptation du premier cycle universitaire aux besoins du marché du travail ainsi qu’une harmonisation des conditions d’octroi des diplômes (ce qui conduit à introduire une norme de temps courte, de trois à quatre années, pour la réalisation d’une thèse). Inutile d’insister sur le premier point : il couronne l’efficacité économique au mépris du plaisir d’acquérir des connaissances. Quant au second, il exprime « la méconnaissance profonde, chez celles et ceux qui édictent les règles, des conditions de la création scientifique ». C’est confondre, comme l’a souligné Basil Bernstein, permis de conduire et permis d’explorer : « Le champ de la recherche empirique a moins de chances d’être un tremplin pour développer la théorie […], et davantage d’être un champ d’application de procédures routinières et de prises de position trop rapides » (Pédagogie, contrôle symbolique et identité. Théorie, recherche, critique, 2007).
Sont ainsi empêchées les approches méthodologiques innovantes, et limitées les ambitions : c’est « abdiquer son droit à réellement chercher, redéfinir, inventer, découvrir ». Lahire cite opportunément les cas d’Einstein et de Higgs, lesquels n’appartiennent pas au passé. Le premier considérait l’obligation de publier comme « une incitation à la superficialité à laquelle seuls les caractères bien trempés peuvent résister ». Quant au second, découvreur du fameux boson qui porte son nom, Prix Nobel de physique en 2013, il déclarait qu’il n’obtiendrait sans doute pas de poste universitaire aujourd’hui car, « n’ayant publié qu’une dizaine d’articles seulement au cours de sa carrière, il ne serait pas considéré comme suffisamment productif » (Marco Zito, « Higgs : l’envers du boson », Le Monde, 16 décembre 2013, cité par l’auteur).

Il existe, en outre, d’importants obstacles à la productivité scientifique : outre l’augmentation globale du volume des enseignements, la multiplication des tâches administratives, notamment celles liées à la recherche (aléatoire) de financements, contribue à l’émiettement du temps de travail créateur. Il est permis de se demander si cette volonté de retirer du temps pour la recherche n’est pas la marque d’une forte méfiance des pouvoirs publics devant la puissance libératrice du savoir, devant l’impossibilité constitutive de celui-ci à se plier au diktat du productivisme capitaliste. La réponse est dans la question.
Plus inquiétant encore, car le trait est présent dès le début de la scolarité, est l’objectif obsessionnel « d’évaluer, noter, classer, hiérarchiser et trier/sélectionner les élèves mis en concurrence ». Fonctionnement fou, écrit l’auteur, dont sont victimes les élèves mais également les enseignants. Comment, en effet, donner du sens aux apprentissages, comment susciter l’attention des élèves lorsque l’année scolaire est soumise au principe du bachotage, principe que Marc Bloch dénonçait vigoureusement dès 1943 dans ses « Notes pour une révolution de l’enseignement » ? Il écrivait ceci : « “Bachotage”. Autrement dit : hantise de l’examen et du classement. Pis encore : ce qui devait être simplement un réactif, destiné à éprouver la valeur de l’éducation, devient une fin en soi, vers laquelle s’oriente, dorénavant, l’éducation tout entière. On n’invite plus les enfants ou les étudiants à acquérir les connaissances dont l’examen permettra, tant bien que mal, d’apprécier la solidité. C’est à se préparer à l’examen qu’on les convie » (cité par l’auteur).
Les conséquences de cet état d’esprit sont particulièrement graves : « La crainte de toute initiative, la négation de toute libre curiosité, le culte du succès substitué au goût de la connaissance, une sorte de tremblement perpétuel et de hargne, là où devrait au contraire régner la libre joie d’entreprendre ». Si l’on ajoute à ce tableau l’importance excessive donnée aux classements des institutions universitaires (Shanghai, TLS, QS), lesquels ont conduit à des regroupements d’entités aussi souvent injustifiés que mal préparés, on ne peut que constater la force d’une conviction (la grande taille est le meilleur moyen de bien figurer dans les évaluations) dont les fondements sont aussi fragiles que les conséquences délétères.
Qu’est-il possible de faire désormais ? Lahire ne se contente pas d’une critique dévastatrice (et convaincante), il propose des pistes d’infléchissement. La charpente de son argumentation peut être résumée par le titre donné à un développement : « Prendre le temps ». Celui d’explorer, de « patauger » « avant de pouvoir commencer à comprendre », en somme de « s’arracher au flux incessant des sollicitations extérieures pour pouvoir se dédier entièrement à la création ». Bien entendu, un tel état d’esprit a besoin pour s’épanouir d’une autre organisation du travail scientifique. Son principe a été énoncé par Marc Bloch en 1928 : substituer à l’esprit de compétition celui de coopération. Dans le détail, il s’agit d’allier les compétences de ceux qui produisent de remarquables travaux spécialisés et de ceux qui réalisent des percées théorico-empiriques synthétiques : les uns, nous dit l’auteur, ne seraient rien sans les autres.
L’exemple de Darwin est éclairant : aurait-il pu proposer la théorie que chacun connait sans les faits de natures très différentes établis par des centaines de chercheurs avant lui ? Comme il l’avait fait dans La part rêvée puis dans Vers une science sociale du vivant, Lahire réhabilite, à juste titre, les travaux de seconde main. Le « fétichisme de la première main » n’est-il pas un obstacle à la cumulativité scientifique et aussi comme le signe d’un manque fondamental de confiance à l’égard des travaux réalisés par d’autres que soi ? Il convient, de surcroît, dans ce cadre coopératif, de réhabiliter le travail comparatif, là encore comme Bloch le préconisait il y a près d’un siècle.
Enfin, se plaçant sous les auspices d’Alexandre Grothendieck (auquel il se réfère fréquemment), Lahire rappelle qu’il est nécessaire de résister pour créer. Résister à quoi ? Aux « forces de dispersion internes ou externes au milieu académique », mais aussi « aux modes scientifiques du moment, aux autorités et aux consensus établis, aux injonctions à regarder seulement là où le monde dit de regarder […], aux tentatives plus ou moins explicites de découragement et d’intimidation, à l’enfermement dans une spécialité ou une discipline ». Il est difficile, en lisant ces pertinentes recommandations, de ne pas songer aux réactions provoquées dans une grande partie de la communauté des sociologues par la tentative de l’auteur de questionner l’épistémologie dominante, constructiviste et nominaliste, dans les sciences sociales contemporaines. Nombreux, en effet, furent ceux qui choisirent, plutôt que l’analyse critique, le rejet sans examen et qui bafouèrent ainsi les principes énoncés dans le présent ouvrage.
La guerre contre la science, menée de façon ouverte dans l’Amérique de Donald Trump, n’épargne pas notre pays. Elle a rarement rencontré aussi peu de résistance, tant l’indifférence, voire la complicité, des décideurs politiques et des médias est grande. S’en prendre aux institutions du savoir, c’est pourtant affaiblir l’ensemble des groupes humains, c’est diminuer « nos capacités collectives de défense et de survie ».
En définitive, un livre nécessaire, à l’écriture aussi claire qu’élégante et à l’argumentation aussi rigoureuse que convaincante, à destination de tous et, tout particulièrement, de celles et ceux qui s’acharnent, depuis trop longtemps, à détruire (en toute conscience ?) le goût d’apprendre, autrement dit l’essence même de l’humanité.