Libertés à la préhistoire

Antoinette Rychner et Marc Graciano ont choisi la préhistoire comme cadre de leurs nouveaux romans. Époque sur laquelle on en sait si peu qu’elle permet d’imaginer librement des rapports au monde autres que les nôtres. Après un voyage, leurs personnages se retrouvent en bord de mer, point de contact entre des cultures et des milieux différents, où la construction d’un bâtiment cristallise les relations. De transmission dans Celle-qui-sait-les-herbes, de pouvoir dans Ma forêt. Dans les deux cas, la justesse de l’écriture s’accorde à la description des interactions, dans leur souplesse comme dans leurs tensions.

Antoinette Rychner | Ma forêt. Fugue, 240 p., 20,90 €
Marc Graciano | Celle-qui-sait-les-herbes. Le Tripode, 160 p., 18 €

Dans un roman sur la préhistoire, on s’attend à trouver des histoires de chasse, de proximité avec la nature, de vies précaires, de progrès social, technique et artistique. Le plus célèbre d’entre eux, La guerre du feu (1909), de J.-H. Rosny Aîné, racontait déjà comment une tribu apprenait à maîtriser le feu… et comment ce savoir donnait les commandes à celui qui l’apportait. Il justifiait ainsi la civilisation industrielle. Dans son magnifique Dormance (2000), Jean-Loup Trassard imaginait l’invention de la culture des céréales, de l’élevage et du tannage des peaux sur le territoire même de sa ferme familiale, établissant la continuité de pratiques nées il y a des milliers d’années. L’âpre Chaman (2013), du grand Kim Stanley Robinson, se penchait sur les relations entre peuples divers, les problèmes de subsistance et les peintures de la grotte Chauvet, insistant sur la double nécessité de la solidarité et de l’art comme fondements de la société. Tous proposaient des lectures du présent à la lumière du passé. L’entreprise d’Antoinette Rychner et de Marc Graciano est légèrement différente : imaginer le passé pour proposer un futur. Comme nombre de romanciers qui choisissent l’Histoire, la science-fiction ou la fantasy pour éclairer les impasses et les issues de notre présent.

Ma forêt surprend immédiatement. Antoinette Rychner y assume d’inventer une préhistoire alternative, où la neige est orange en altitude, où l’on chasse des castors géants bien plus géants que ceux qui ont jamais existé – il faut quinze hommes pour porter une de leurs côtes – et surtout où les femmes ont un cycle annuel et non mensuel. C’est le début et le cœur du livre : Sendjar, l’héroïne, appartient au peuple chasseur-cueilleur des Idousses, qui contrôle sévèrement les naissances, en fonction du gibier disponible mais aussi de la volonté des femmes susceptibles de porter un enfant. Ou plutôt de celles qui en ont le droit : les aînées de fratrie. Tant qu’elles peuvent procréer, elles bénéficient de privilèges : une hutte individuelle pendant le rassemblement estival où elles rencontrent les Ouxes, pêcheurs-cultivateurs qui échangent leurs géniteurs avec les Idousses, et une portion privée de forêt où elles se retirent deux fois par an, au moment de « l’œstrus » et à celui des règles pour que leurs fluides s’écoulent sur la terre., et où elles peuvent échapper aux contraintes domestiques.

Antoinette Rychner réussit à créer une culture complexe à laquelle on croit, et qui fait que cette question de l’enfantement, privilège et risque, servitude et réussite, nécessité et choix, éminemment concrète, se retrouve au centre des questions que le roman met en tension : l’organisation sociale et l’équilibre des pouvoirs. L’écriture épouse ces thèmes au plus près, riche des sensations, des mots rares et exacts, « crucifère », « déhiscente », pour décrire l’été, l’abondance des floraisons et des fructifications. Crue et libre pour évoquer les corps. La première personne est utilisée au début et à la fin, lorsque Sendjar, seule sur sa parcelle de forêt, se livre à l’introspection, alors que la troisième personne sert au récit des interactions sociales, sexuelles et amoureuses au milieu du livre.

L’autrice arrive à faire ressortir les nœuds des relations familiales et politiques sans les souligner. Les Ouxes et Idousses se méfient tellement de la tyrannie que, tous les ans, ils détruisent « le Parlement » construit pour abriter les discussions de leurs délégués et sacrifient les cinq « rois » élus comme chefs de la chasse au castor. Mais, en même temps, beaucoup d’Idousses restent attachés à des contraintes rigides et cruelles, comme ce sacrifice ou les privilèges des aînées. Ces contradictions nourrissent l’intrigue, comme la personnalité, loin d’être sympathique, de Sendjar. Mais aussi ses hésitations et ses doutes. La plupart des personnages sont ambivalents. D’autres gardent leur part de mystère, comme Lulichar, la fille de l’héroïne, mais tous existent avec force. Les réponses apportées aux questions que pose le livre ne sont pas simples. Ma forêt est un roman inattendu et très réussi, à la narration prenante et à la langue intense, pleine d’humour, directe : « Assher semble fatiguée des charges qui lui incombent : masturber des mâles à moitié comateux, départager des sœurs qui se haïssent, etc. ». Cette langue fait des personnages des êtres de chair et de fluides corporels, à la fois terriblement familiers et étrangers, telles les personnes que nous côtoyons tous les jours.

Peintures de la grotte des Moros, exposition au Musée de Gavà © CC-BY-3.0/Enric/WikiCommons

Comme certaines études historiques, Antoinette Rychner fait coïncider le développement de l’agriculture favorisant des regroupements permanents de population avec l’apparition d’un pouvoir autoritaire. Par sa société décrite précisément, Ma forêt mène une réflexion sur les conditions d’une vraie liberté, y rattachant la question de l’environnement. L’autrice vit dans le Jura suisse, terre libertaire, où les questions d’organisation collective garantissant l’autonomie individuelle ont été posées depuis le XIXe siècle [1]. Étonnamment, Marc Graciano est également familier des forêts du Jura, lui qui, dans Celle-qui-sait-les-herbes, décrit un peuple « ne vénérant rien plus que la liberté ».

Ce livre constitue la suite d’Enfant-pluie (2017), récit initiatique publié aux éditions Corti dans la collection « Merveilleux ». Si Celle-qui-sait-les-herbes n’est pas explicitement présenté comme un conte, l’écriture en est plus simple que celle d’autres textes de l’auteur, mais elle procure la même joie par l’expression d’un rapport curieux et heureux au monde. On découvre les différents épisodes à travers les yeux d’Enfant-pluie, devenu l’apprenti de Celle-qui-sait-les-herbes, destiné à devenir après elle « serviteur de Notre-mère-la-terre ». La migration des rennes, l’existence d’arbres si gros qu’on peut bivouaquer dessus, la découverte de la mer ou celle d’une baleine, apparaissent comme autant de grâces qui valent qu’on s’émerveille avec lui.

Celle-qui-sait-les-herbes apprend au jeune narrateur à « ne pas efforcer le monde », que ce soit avec les animaux dont la chasse doit « préserver l’équilibre entre les classes d’âge et les sexes » ou avec les humains, comme la fillette Nuage qui, à la suite d’une chute, est restée bloquée en bas âge. Des soins – thème essentiel de l’œuvre de Marc Graciano – progressifs, légers, permettent à Nuage de retrouver la capacité d’attention au monde et aux autres. Elle devient l’élève et l’enfant adoptive du narrateur comme il le fut de Celle-qui-sait-les-herbes. Ce roman raconte le passage à l’âge adulte et le deuil, à travers la fin de la servante de Notre-mère-la-terre. Cette mort se fait naturellement, sans drame (ce qui ne veut pas dire sans tristesse), face à l’océan, du haut d’une dune sur laquelle le jeune homme a mis beaucoup d’habileté à construire un abri, ce qui a démontré son autonomie.

Au pays de la fille électrique (2016) se terminait dans le même décor de dune et d’océan ouvert, qui pourrait être la côte atlantique en Gironde ou dans les Landes, mais ici le rapport au monde est beaucoup plus apaisé, construit à travers une initiation réussie, grâce à l’exemple et à « l’action », en dehors de toute cérémonie, à travers une capacité d’émerveillement devant la variété et grâce à l’ampleur des formes naturelles, également transmise au lecteur.

Situer leurs romans pendant la préhistoire permet aux auteurs de décrire un rapport avec la nature dénué de domination – ce qui ne veut pas dire qu’on ne l’utilise pas – comme ceux entre les humains, soulignant que les deux vont de pair, et peuvent produire un grand plaisir qui, pour nous, est celui de la lecture. Celle-qui-sait-les-herbes finit sur les multiples causes d’« allégresse » du narrateur, tandis que Sendjar se réjouit que son géniteur lui ait enseigné l’art, « lorsqu’on oublie qui l’on est et qui l’on doit être, pour se fondre dans le savoir, le bonheur brûlant de créer, qui me rendait maîtresse ».


[1] La petite ville de Saint-Imier a vu en 1872 la fondation de l’Internationale anti-autoritaire avec la participation de Bakounine, Malatesta ou Gustave Lefrançais.