Dans Les griffes de la forêt, Gabriela Cabezón Cámara, figure centrale de la littérature latino-américaine, raconte la conquête brutale de l’Amérique dans un style qui entrelace le contemporain et le baroque. Inspirée par la figure de Catalina de Erauso qui, déguisée en homme, quitte son Espagne natale pour mener une vie d’aventure et de voyage, elle compose une nouvelle grammaire amoureuse, où les prières en latin, en basque et en guarani reconfigurent la métrique du Siècle d’or. Hommage singulier aux voix historiquement réduites au silence.
Avec Les griffes de la forêt, vous proposez un récit historique, comme pour Les aventures de China Iron, où vous repreniez la littérature gauchesca et donniez un rôle central à un personnage marginal, la femme du gaucho Martín Fierro, héros de la littérature argentine. Vous reprenez maintenant la figure de Catalina de Erauso, surnommée la « nonne-soldat », qui, après s’être enfuie d’un couvent en Espagne, adopte une identité masculine. Qu’est-ce qui vous pousse à revenir au passé et à situer le récit au XVIIe siècle ? Une nécessité politique ou un défi stylistique ?
Le passé nous parle toujours du présent. Notre lecture et notre construction du passé se font à partir du présent. Mais je n’écris pas de romans historiques, j’écris des romans de fiction, même s’ils se déroulent à d’autres époques. Mais pour celui-ci, j’ai été profondément bouleversée par ce qui se passe dans la planète ces dernières années. Les incendies en Australie, en Amazonie, dans le delta du Paraná en Argentine, tant d’inondations… Et je me suis demandé : comment cela a-t-il commencé ? quand ? de quelle manière ? Je pense que la colonisation de l’Amérique a été un tournant dans l’histoire de l’humanité et, par conséquent, de la planète. Des formes massives d’extractivisme, laissant des traces géologiques profondes, ont commencé à ce moment-là. D’une certaine manière, le capitalisme mondial s’est alors consolidé et notre position, en tant que Latino-Américains, en tant que pays périphériques, producteurs de matières premières, exploitables, exploités, empoisonnables, s’est alors constituée et nous y voilà encore.
Tout cela m’angoissait beaucoup, j’avais envie de dire quelque chose. Mais mon problème, c’est que, si je me mettais à parler du présent, je pourrais difficilement faire de la littérature. Je dois créer une distance qui me permette de faire ce qui est pour moi le plus beau dans l’écriture : travailler la forme. Lorsque mon éditrice m’a rappelé mon intérêt pour ce personnage, la nonne-soldat, un fil conducteur est apparu entre divers thèmes et questions, ouvrant la porte vers ce livre.

On retrouve une autre constante, le travestissement, présent dans Pleines de grâce, dont le personnage principal était une travestie, et dans Les aventures de China Iron. Ici, nous voyons un personnage qui doit se travestir pour mener la vie qu’elle souhaite. Y aurait-il quelque chose de transgressif dans le travestissement ?
En général, j’essaie de considérer les phénomènes, les identités, la vie elle-même, comme des processus de transformation, des positions fluides. La modélisation extrême des genres dont nous souffrons aujourd’hui est une opération idéologique et oppressive. Les gens livrés à eux-mêmes seraient beaucoup plus libres. Et je m’inclus dans le lot. Il y a bien davantage que des divisions tranchées. Il y a du jeu.
Quand j’étais adolescente, j’avais un groupe d’amies travesties que j’aimais beaucoup et avec lesquelles j’ai beaucoup appris. Il y avait une dimension ludique dans leur vie : le jeu avec les pronoms « elle », « il », « la », « lui », avec les vêtements, avec le genre. Et j’ai vu aussi à quel point leur liberté était brutalement punie. En fait, sur les cinq filles de mon groupe d’amies, une seule est encore en vie, les autres sont mortes avant l’âge de trente ans. Et malgré leurs vies si difficiles – elles n’étaient que des adolescentes de quinze ou seize ans maximum vivant seules dans la rue, contraintes à la prostitution –, elles étaient créatives comme personne. Et pourtant, je connais des écrivains, excellents, de partout dans le monde, mais je n’ai jamais rencontré personne capable de créer des néologismes si puissants. Chez elles, j’ai trouvé le jeu et la liberté de choisir ce que l’on veut être. Et puis il y a la tradition « travesti » de la littérature argentine, comme Copi, qui est d’une immense et belle liberté.
Dans vos livres, tout se passe précisément dans la langue. Dans Les griffes de la forêt, en particulier dans votre manière d’aborder l’espagnol à partir de la langue du XVIIe siècle et d’inclure également d’autres langues, le guarani et le basque. Comment êtes-vous arrivée à ces langues ?
Le guarani n’est pas arrivé, le guarani est déjà présent en Argentine. Si l’Argentine était un pays moins raciste, le guarani serait l’une de ses langues officielles. Il est parlé par une partie importante de la population, malgré toutes les politiques d’éradication qui ont été mises en place et qui le sont encore aujourd’hui.
Il est étonnant qu’il ne soit pas plus présent dans la littérature argentine, mais en même temps cela s’explique par le fait que c’est une langue stigmatisée, la parler complique l’accès à l’emploi, à un meilleur salaire, etc. Donc, le guarani a toujours été là. J’ai moi-même des ancêtres indiens, mais dans les familles c’est quelque chose qui est tellement nié. Personne ne veut assumer la présence d’ancêtres indiens.
Dans ce roman, il était tout à fait pertinent qu’il y ait du guarani, car les deux personnages qui lui donnent tout son sens, qui l’articulent et qui m’ont inspirée pour l’écrire, sont deux petites filles guaranies. L’environnement dans lequel il se déroule est aussi un territoire guarani. Mais, en outre, il faut affronter le racisme ambiant et dire : il existe d’autres langues, nous devons les écouter et les apprendre aujourd’hui. L’hypothèse d’un espagnol pur ou de toute autre langue pure est insupportable. Les langues pures n’existent pas. Et j’aime jouer avec le mélange – je n’aime pas utiliser le mot métissage, car son usage en Amérique latine est criminel –, avec l’orgie des différences.
Dans votre roman, d’une part, on trouve de magnifiques descriptions de la jungle, qui devient presque un personnage, et, d’autre part, on assiste à des scènes extrêmement violentes, comme la description des bûchers. Qu’est-ce qui vous pousse à écrire cette violence extrême ?
Dans ce roman, les événements racontés se sont déroulés pendant la colonisation espagnole et en parler sans rendre compte, ne serait-ce qu’un peu, de son extrême violence n’aurait pas de sens. Il faut montrer cette violence, même aujourd’hui, car cela a une importance politique. Je vais vous donner un exemple qui vous parlera en tant que Mexicaine : les Espagnols disaient que les Aztèques étaient très violents, mais les Espagnols brûlaient vifs des gens. Pourquoi la violence est-elle de la violence lorsqu’elle est exercée par certains et non par d’autres ? Je pense que personne ne peut accuser personne. Les conquistadors ont été les protagonistes de l’une des périodes les plus sanglantes de l’histoire de l’humanité.
En même temps, la tendresse est un élément clé de votre écriture. Dans Pleines de grâce, ce sont les enfants, dans Les aventures de China Iron, les animaux, et ici on retrouve des personnages qui pourraient sembler très secondaires, des enfants et des animaux, mais qui apportent finalement de la lumière, une véritable force. La tendresse pourrait-elle aussi être politique ?
Pour moi, c’est une exploration, j’insiste, d’un imaginaire commun. On nous bombarde constamment d’images apocalyptiques qui nous sont présentées comme notre seule issue, des images qui nous dépriment, nous angoissent, nous rendent anxieux. Entre le bombardement d’images et l’addiction générée par les réseaux sociaux, je pense qu’on veut nous rendre tristes et nous faire oublier de poser notre regard sur tout ce qui existe de tendre et d’aimant autour de nous. Il y a quelque chose dans la vie qui est lumineux et tendre et qu’on veut nous faire oublier.

Vous avez dit que « la littérature peut tout », qu’elle ne doit aucune fidélité à l’Histoire, comme une sorte de revendication de la liberté créatrice. Et ici, vous donnez une autre fin à la vie de la nonne-soldat. Pourquoi est-ce important pour vous ?
L’une des choses les plus essentielles dans la pratique de l’écriture, comme dans la pratique de tout art, est la liberté. C’est une nécessité vitale.
Si vous lisez l’autobiographie de Catalina de Erauso, probablement apocryphe, vous découvrirez un texte parmi les plus plats que j’ai jamais lus. Il s’agit d’un livre d’action, avec des phrases très simples. Là, Antonio ne semble pas avoir la moindre conscience et ne cherche même pas à justifier ses crimes. Il ressent à peine un peu de culpabilité lorsqu’il tue son frère. C’est un être sans intérêt, de plus en plus criminel, de plus en plus horrible. Mais dans mon roman, il y a un moment où Antonio est en paix, il ne fuit plus, personne ne le poursuit. Et il est avec les petites filles, deux êtres aimants, et la chienne qui est aussi un être aimant, les chevaux, les singes, la jungle elle-même, dans son indifférence à leur égard, mais si vivante, et il devient finalement conscient de choses auxquelles il n’avait jamais pensé, et il commence à écrire.
Sur les réseaux sociaux et dans vos interventions publiques, on voit que vous vous préoccupez des problèmes environnementaux, ce qui transparaît également dans ce roman. Comment reliez-vous cette partie de vous-même, plus militante, à votre activité d’écrivaine ?
Quand j’écris, je me laisse traverser, je joue avec la forme, avec différentes langues, avec différentes musiques, jusqu’à ce qu’elles forment en quelque sorte un concert. Quand je milite, non, mes phrases sont courtes, directes. J’ai quelque chose à dire et je le dis. Je pense que le travail sur la forme est ce qui importe en littérature et je le fais profondément et joyeusement. Je joue avec la langue, c’est tout.
Mais la langue est collective, les images sont collectives. Écrire ou pratiquer n’importe quel art, c’est se laisser traverser par une sorte de courant collectif. Et je dirai même par les formes non humaines de la vie sur terre. Il y a là quelque chose de plus grand et de plus intéressant que n’importe quel auteur. C’est pourquoi parfois on trouve dans les romans des constellations de sens auxquelles l’auteur, l’autrice, n’aurait jamais pensé.
En fait, l’acte politique le plus puissant est ce jeu, car il brise les cristallisations de la langue, il met en évidence l’imaginaire. Il donne de l’épaisseur à la langue, ce qui est toujours bienvenu, car nous luttons contre la monosémie. Le pouvoir veut toujours nous imposer une langue monosémique, et nous jouons avec une polysémie que nous ne maîtrisons même pas. Je n’ai aucun contrôle sur la polysémie de ce que j’écris. Et c’est ce que j’aime le plus dans la pratique de l’écriture. Le jeu dans la littérature m’a permis de continuer à vivre, m’a sauvé la vie.
Cela dit, nous avons un texte militant, d’une puissance politique inouïe, comme Opération massacre de Rodolfo Walsh, avec sa dimension documentaire, mais qui est aussi un roman impressionnant. Ainsi, ce n’est peut-être pas la question de l’influence de la militance sur l’écriture, mais plutôt de notre disposition à nous confronter au travail de la forme et au jeu. Parce que la politique est toujours là quoi qu’on fasse. Vous lisez n’importe quel roman dans lequel tous les personnages sont hétérosexuels et c’est un roman politique. Sauf qu’on ne met pas une étiquette à ce type de romans, mais quand j’écris, on dit que c’est de la littérature queer. Et je n’ai pas besoin d’étiquettes.
Vous avez dit que ce personnage vous permettait de montrer que le queer a toujours été présent, à toutes les époques.
Antonio est transgenre et, dans mon roman, son identité trans a autant d’importance que son identité basque, c’est-à-dire que ce n’est qu’un trait identitaire parmi d’autres. Il pourrait être cisgenre ou transgenre, tout comme on peut être gros ou maigre, avoir les cheveux bouclés ou raides. Je trouve que l’identité a pris trop d’importance. Je me dis toujours : arrêtez de nous emmerder, laissez-nous vivre. Et maintenant, avec l’extrême droite qui progresse dans le monde, qui prétend nous guider tous, il semble que l’identité continuera à avoir trop d’importance. Mais il faudrait trouver une forme d’identité qui puisse nous unir plutôt que nous séparer.
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