Après la terrible défaite qu’ils ont subie en 1945, les Japonais semblent avoir bien accepté les occupants américains qui venaient de raser tout le pays avec une violence qu’ils n’avaient pas imposée aux antres vaincus de la Seconde Guerre mondiale. Ce, indépendamment même de l’usage de l’arme atomique. Comment comprendre une telle acceptation ? Michaël Lucken répond à cette question en entrant dans le détail de ceux qui prenaient les décisions politico-militaires et de ceux qui les appliquaient.
Nous avions déjà remarqué un étonnant livre du même auteur, qui montrait la vigueur au Japon de l’ère Meiji d’importantes études grecques dont le regard était tout à fait différent du nôtre. Professeur à l’Inalco, Michaël Lucken se définit comme historien spécialiste du Japon contemporain. De fait, son livre est d’un historien mais c’est surtout sa connaissance intime de la culture japonaise qui impressionne et convainc. La culture ne se résume pas à des titres de livres ou d’œuvres ; ce sont aussi des personnes dans la singularité de leurs parcours. La riche originalité de ce livre tient au souci d’individualiser et de caractériser ceux qui furent les acteurs de l’histoire des relations entre les Japonais vaincus et les vainqueurs américains, entre la soumission acceptée et le développement d’une amitié entre peuples libres.
Ce que Lucken traite dans ce livre l’a déjà été abondamment dans les deux pays directement concernés et le débat public y est ouvert. En « langue française en revanche, aucun travail d’ampleur n’a été écrit sur le sujet et peu d’articles y sont consacrés ». Le projet de ce livre est donc justifié. Il présente une autre originalité, méthodologique celle-ci : présenter les acteurs et évoquer leurs engagements, même antérieurs à 1945, afin de faire sentir que les choix politico-militaires ne font pas qu’obéir à des contraintes d’ensemble mais sont aussi les résultantes de décisions individuelles dont les motivations peuvent être retracées et analysées.
Il est aisé, quoique non négligeable, d’inscrire les relations américano-japonaises dans le cadre général d’une rivalité entre deux puissances qui ont la même visée coloniale pour l’ensemble du Pacifique. Mais cela ne dit pas grand-chose de la politique concrète menée par les uns et les autres dans ce cadre général. On pourra toujours se déclarer hostile à l’impérialisme et au colonialisme mais, à un tel niveau de généralité, on tombe dans une abstraction qui frôle le pur verbalisme. En s’intéressant au contraire aux trajectoires individuelles, on se donne les moyens de comprendre comment les décisions sont prises et appliquées, par quels organismes, qui peuvent se donner comme étroitement dépendants des forces armées ou au contraire se présenter comme purement culturels. Une telle démarche méthodologique ne s’applique pas seulement au comportement des États-Unis face à ce vaincu dont ils allaient faire un solide allié ; elle peut aussi éclairer d’autres politiques coloniales comme celles des Européens. Elle a aussi le mérite de montrer dans la politique un domaine dans lequel des actions sont possibles qui influent vraiment sur la réalité.

À la surprise des Américains eux-mêmes, le bon accueil fait par les Japonais à l’énorme armée d’occupation qui a envahi leur pays après que les bombardements l’avaient largement détruit s’explique des deux côtés sans faire intervenir les considérations racistes qui ont joué aussi. D’une part, le régime dans lequel les généraux ultranationalistes avaient enfermé leur pays avait accumulé les motifs d’impopularité, leur écrasante défaite s’y ajoutant. Quand les conditions imposées aux soldats japonais avaient été excessivement rudes et autoritaires, chacun voyait autour de soi des occupants qui se présentaient comme aimables, libres et détendus. Les peuples ne préfèrent pas toujours la dictature à la liberté. Il n’y a donc pas eu de résistance armée contre le vainqueur d’un régime détestable.
De leur côté, les autorités américaines ont tout fait pour rendre leur occupation acceptable. Ce fut, en particulier, en faisant fond sur le pragmatisme, tant au sens ordinaire du mot que dans son acception philosophique. Elles « n’ont pas cherché à transformer activement la nation japonaise en vue de l’assimiler ou d’exploiter ses ressources », mais plutôt « essayé de l’amener, au moyen d’une réforme constitutionnelle, de répressions ciblées et d’une intense exposition à leurs propres productions culturelles, à s’approprier d’elle-même les atouts d’une démocratie représentative sous tutelle ».
Michaël Lucken insiste beaucoup sur l’importance du pragmatisme revendiqué par les occupants et sur son efficacité comme moyen d’exercice du pouvoir en pesant le moins possible sur le peuple que l’on veut diriger. De ce point de vue, faire preuve de pragmatisme pourrait figurer dans tous les manuels du bon dirigeant. Mettons que cette exigence est un truisme. Il en va différemment si l’on considère le pragmatisme philosophique car on est là devant ce que l’on pourrait caractériser comme la philosophie officielle des États-Unis depuis le XIXe siècle, dont un certain nombre de grandes figures – comme William James ou John Dewey – étaient connues et appréciées des intellectuels japonais des premières décennies du XXe siècle. Ceux-là étaient aisés à convaincre du bien-fondé de l’idéologie officielle des États-Unis, a fortiori si l’on se souciait de leur témoigner de la considération universitaire.
Ce pragmatisme ne se donnait pas pour une option philosophique parmi d’autres possibles mais comme la seule vraiment rationnelle puisque soucieuse de la seule réalité vraie. Les Américains sont donc immunisés contre ces perversions que sont ces prétendues philosophies européennes qui se passionnent pour des entités vides de sens véritable comme l’Un, le Bien, la Vérité. Les Européens – il faut dire « Continentaux » – sont tellement loin de la réalité pratique qu’ils perdent leur temps à vouloir lire leurs textes de référence dans la langue originale sans se contenter de la seule langue qui dise les choses comme elles sont : l’anglais. Les références livresques des Européens les ont amenés à défendre un universalisme dont il est clair qu’il a justifié les conquêtes coloniales du XIXe siècle. Or les Américains tiennent à marquer le plus nettement possible qu’ils ne sont nullement des colonisateurs. La carte des pays où l’on pratique assidûment le base-ball pourrait certes être celle des colonies américaines si quelque chose de tel existait. La réciproque ne saurait se dire à propos du judo, longtemps marqué par l’usage qui en fut fait du temps de la dictature nationaliste.
Un esprit malicieux pourrait s’étonner que cette puissance tout sauf coloniale se soit aussi peu préoccupée d’étudier les langues étrangères. La correspondance entre les autorités militaires américaines et le gouvernement japonais ne s’est jamais faite qu’en anglais pour les deux parties. Il finit par y avoir des esprits malicieux au Japon, surtout au moment de la guerre du Vietnam. Mais le prestige de l’Amérique est resté prééminent, quitte à ce que se réfèrent à Joan Baez ceux qui manifestaient contre cette guerre pour laquelle leurs occupants utilisaient Okinawa.
La lecture de Michaël Lucken incite à penser que la force des Américains tient pour beaucoup à la parfaite homogénéité entre la philosophie dans laquelle ils se reconnaissent – le pragmatisme, donc – et la vision du monde la plus conforme aux intérêts, y compris militaires, des États-Unis. L’argument peut évidemment s’inverser et valoir comme avertissement à ceux que séduirait philosophiquement le pragmatisme. Ce n’est pas le moindre enseignement de ce livre riche de sa précision et éclairant.