En pleine possession de son art, Anne Serre livre avec Vertu et Rosalinde une œuvre dérangeante, piquante, qui se situe en marge de la création romanesque contemporaine et prouve son éclatante originalité. Elle invite à décrypter, d’épigramme en moralité, sa conviction de ce qui fait de la littérature – et de l’art en général – un instrument de vérité sans concession. D’où ce résultat inattendu : un art poétique qui est aussi un roman allégorique, aussi actuel qu’intemporel.
La vie que nous menons, quotidienne et rassurante dans sa dimension routinière, n’est sans doute au fond qu’un miracle d’équilibre fragile. C’est l’expérience qu’ont faite, très jeunes, à leur corps défendant, la narratrice de Vertu et Rosalinde et son amie Vertu, qui lui ressemble comme une sœur… les forçant à slalomer habilement entre des abîmes et à conjurer des images de cauchemar récurrentes. De là un art d’écrire très particulier, où il s’agit de se maintenir à la surface des choses comme « une libellule », « un feu follet » ou « un insecte fabuleux », avec un art de vivre en retrait du monde. Immergées dans un univers de fiction, elles regardent la vie, la vraie vie, comme un théâtre. Justement, Rosalinde n’est-elle pas la protagoniste d’une pièce célèbre qui vous assure que « le monde est un théâtre » où « tout le monde, hommes et femmes, est acteur » ? La Rosalinde de Shakespeare, travestie en homme, se plaît à jouer de manière initiatique le rôle de Ganymède, l’échanson des dieux, au cœur d’une forêt enchantée où se tient une sorte de jeu de l’amour et du hasard.
On est dans Paris, par exemple, on se rend à une rencontre littéraire dont on doit être l’invitée, et voici qu’elle se passe dans une cave à une profondeur incertaine, au bout d’un escalier qui n’en finit pas, où l’on s’est engagée sur la foi bien imprudente qu’il menait vers des « concerts »… Mais que vaut l’impresario inconnu qui vous a entraînée là ? L’actualité de la vie artistique, mon Dieu, vous rappelle assez que tant d’hommes sont en puissance des prédateurs… Et si cet escalier qui n’en finit pas était le pendant de celui de la pyramide de Chichén Itzá, où se tenaient jadis les sacrifices humains des Mayas, et qu’on a désescaladée à quatre pattes, prise de vertige, avec l’obsession farouche de rester coûte que coûte en vie ?
À ce point, le lecteur, la lectrice se trouve perdue et désorientée. La littérature d’Anne Serre revêt trompeusement, à première vue, un côté déceptif. Qu’est-ce que cette anecdote qui n’a l’air de rien ? Et ce chapitre pompeusement intitulé « De l’Allemagne », comme la somme de Germaine de Staël, qui se résout en une narration de trois pages dont le centre de gravité est une réflexion admirative et étonnée sur le « Je n’ai rien vu à Hiroshima » de Marguerite Duras ? De chapitre en chapitre, nous ignorons la profondeur à laquelle nous nous trouvons, jamais la même semble-t-il. Parfois se révèle un gouffre sous nos pas ; parfois l’anecdote contée nous semble anodine. Mais soyons persuadée que si elle a trouvé place dans ce puzzle diaboliquement intelligent, c’est qu’elle a quelque chose à nous dire, qu’elle livrera tôt ou tard ses secrets. Anne Serre écrit pour être relue.

Tout en effet se tient et se répond dans un ouvrage qui, à la différence du précédent recueil de nouvelles (Au cœur d’un été tout en or), forme un roman unifié par la présence d’une seule et même narratrice, autour de laquelle s’organisent plusieurs « mini-séries » de vignettes au contenu nettement symbolique. Il y a la série « Palais de justice » qui croise la série « Pierre Angoureux » ; il y a la série « Vertu Angenehm », dont le nom est trop curieux pour être honnête ; il y a la série « Hamlet et Ophélie » – aussi le Hamlet des Moralités légendaires de Laforgue et pas seulement celui de Shakespeare. Cette œuvre de fiction pourrait bien être un art poétique – qui ne va pas, on le sait depuis Horace, sans portrait moral du poète. Il y a la série des récits d’enfance et de jeunesse, qui lèvent le voile sur des scènes restées jusqu’ici, dans l’œuvre, à l’état de non-dit. Le poignant récit de « Monsieur Réfic », en particulier, forme un diptyque avec l’énigmatique « Sur la pelouse » d’Au cœur d’un été tout en or, et mérite de prendre place parmi les grands textes épiphaniques qui décrivent, avec une légèreté insondable, l’irruption de la mort et la révélation de l’emprise sexuelle dans une enfance jusque-là protégée. L’enfant « comprend qui [elle] va devenir » et accepte la sommation discrète qui lui est faite de se rendre invisible, d’être pour la première fois cet insecte butineur, en marge du monde, qui commence à élaborer, dans l’observation fascinée du réel, ce qui sera, devenu langage, la matière de son œuvre.
Parlons d’enquête, justement, puisqu’il est question, entre la narratrice et un de ses amis d’adolescence, de leur passion commune pour Maigret et les romans de Simenon. Ils se retrouvent après bien des années, comme par hasard, au sortir d’une audience de cour d’assises. Précisément, dans le cas de la romancière, parce qu’elle y cherche tout autre chose que dans la littérature. Elle dirait bien, comme Flaubert, qu’elle abhorre un art joujou qui cherche à émouvoir comme la cour d’assises : « Quand les gens racontaient leur vie dans leurs romans,écrit-elle, cela m’énervait énormément […], cela ne m’intéressait pas du tout parce qu’il suffisait d’assister à des audiences dans les chambres correctionnelles ou à la cour d’assises ». Qu’y cherche-t-elle, alors ? Une distraction, le miroir peut-être de choses vécues en famille ? L’occasion de méditer sur le prix de la liberté que payent certains pour vivre en dehors ou contre les lois de la société ? Nullement, en tout cas, le plaisir sadique de se sentir autre que celui qui se trouve dans le box des accusés – plutôt au contraire une familiarité avec ceux « dont le malheur s’est emparé », comme le dit gauchement une avocate… La pulsion de meurtre (peut-être même sa pratique – symbolique, espérons-le) habite le texte à une fréquence un peu inquiétante.
Mais voilà que les deux anciennes connaissances se penchent sur la reconstitution loufoque faite par Pierre Angoureux – c’est le nom de cet ancien camarade de terminale – du plan du quai des Orfèvres et du Palais de Justice qui le jouxte, pour tenter de localiser la porte par laquelle le célèbre commissaire passait de son bureau des locaux de la police judiciaire à la scène du procès. Ils en discutent. Porte vitrée ? Non, porte petite, opaque, où ne passe jamais que Maigret et qui, très probablement, suggère la romancière, ne s’ouvrait que dans un seul sens. Remarque qui donne longuement à penser aux deux comparses, penchés sur le plan comme des cambrioleurs. Qu’on en tire la conclusion qui s’impose : l’essentiel, pour l’écrivain, se passe du côté de l’enquête et non du côté du théâtre social où s’affiche le grand récit du crime et où, de façon spectaculaire se décide, sous le regard du public, et pour la protection de la société, la condamnation du suspect.
Or, quel est le crime par excellence que stigmatise notre époque ? Celui des violences sexistes et sexuelles, dont la mise en accusation occupe aujourd’hui, dans le champ culturel, intellectuel et artistique, une place telle que toute ironie à ce sujet, tout détachement amusé et critique, risque de susciter l’exclusion pure et simple de l’insolente provocatrice. On a peine à le croire, mais la comédie satirique férocement drôle que constitue, par certains aspects, le dernier roman d’Anne Serre touche à ce point aux tabous du moment qu’elle pourrait bien encourir, par son audace innocente, par son ironie subtile, un oukase du monde littéraire. Mais tenez-le-vous pour dit, réactionnaires de tout poil qui aimeriez enrôler Anne Serre au service d’une idéologie antiwokiste : la narratrice affiche à l’égard des normes sociales d’aujourd’hui et d’hier une indifférence sauvage. Non, elle n’éprouvait pas, enfant, cette contrition pécheresse requise de l’assistance à la messe où la menait sa grand-mère ; non, elle n’appartient pas, toutes expériences faites, à cette communauté aux frontières indécises qui revendique la fluidité de genre, mais ce n’est pas pour autant en se conformant à une identité féminine plus en phase avec la masculinité… Tout simplement, ce n’est pas là son terrain, et elle n’entend pas s’y laisser assigner. La cause du féminisme perdrait beaucoup à ne pas respecter cette voix libre, et farouchement hostile à toute forme de puritanisme.

Voici donc le match hilarant des Vics et des non-Vics (entendez Victimes), pendant lequel le regard de la narratrice se porte rêveusement à l’horizon sur les bois et les bêtes sauvages qui y habitent, refusant de prendre parti. Voici que la nouvelle liminaire se place sous le signe d’un grand film bien peu politiquement correct, L’homme qui aimait les femmes, portrait d’un fétichiste qu’on décrit souvent comme un double de François Truffaut lui-même. Voici un dialogue très incorrect aussi, où la narratrice et son double, Vertu Angenehm (au nom si peu kantien), comparent leurs « collections » de conquêtes masculines, et déclarent ne jamais avoir eu à se plaindre des hommes – comme si les hommes, par une perversion inversée, n’étaient pour elles que des objets sentimentaux et sexuels dont elles ne veulent en aucune façon partager la vie ou avoir des enfants. Il y a peut-être bien quelque névrose à la base de tant d’univers artistiques, de Hitchcock à Fellini, de Simenon à Emily Brontë, d’Emily Dickinson à Flannery O’Connor, de Kafka à Robert Walser – voire quelque psychose… Faut-il en juger en termes de cour d’assises ? Anne Serre a le courage de ne pas se tenir en dehors de ce grand débat qui est celui de notre époque et sur lequel elle ne peut que retomber à chaque pas. Parce qu’elle est une femme, et qu’elle doit répondre, comme telle, aux questions dont on requiert la réponse de la part d’une femme écrivain environnée d’autres femmes, amies, lectrices, critiques.
À petites touches, la vie en littérature tombe ici ses masques conformes aux exigences du moment, et perd son apparence bien huilée d’un « milieu où tout le monde semble toujours enjoué et aimable », pour retrouver son essence profondément tragique. De l’auteur de Petite table, sois mise !, il ne faut attendre aucune description lénifiante. On évolue dans un univers aux couleurs franches où le registre du conte autorise la cruauté sans ambages. Les euphémismes et les litotes, qui servent couramment à évoquer les consœurs qu’on n’aime pas – car la vision clichée d’une solidarité sans faille des femmes entre elles, unies contre la domination masculine, n’est qu’une illusion –, cèdent la place à l’aveu tranquille des sentiments de haine ordinaire, de jalousie mauvaise (« Annelise, Annelise »), de terreur allant jusqu’aux fantasmes meurtriers les plus précisément imagés (« Un lacet »), ou aux rêveries obscènes où s’accouplent le monde de la littérature et les figures de lectrices imaginées d’après leur nom et leur adresse.
Ainsi peut-on comprendre la citation de Shakespeare mise en exergue du livre : « Though this is madness, there’s method in’t … ». Et malgré le côté si malaisant de la chose, il nous semble qu’on ne saurait rendre pleinement justice à Anne Serre, à son écriture étonnante, au labyrinthe délectable que forment ses romans – dont la critique anglo-saxonne fait cas au point d’avoir failli la couronner, il y a peu, du prestigieux International Booker Prize –, sans voir que son livre, kaléidoscope d’images rêveuses étrangement précises, « ne veut pas rien dire », selon l’avertissement d’Arthur Rimbaud à son professeur Georges Izambard.
Alix Tubman-Mary enseigne à l’Université de Poitiers, elle est docteure en littérature française et membre du laboratoire FoReLLIS. Elle publie deux titres prochainement : Anne Serre, auteur, autrice… autre (avec Anne Debrosse, dir.), Cahiers du FoReLLIS, fin 2025, et Jean-Paul Goux. Habiter dans la demeure du Temps, éd. du Septentrion, 2026.