Récits en cavale

Auteure d’une œuvre exigeante marquée par une quinzaine de textes publiés depuis le début des années 1990, Anne Serre ne bénéficie pas de la reconnaissance et du succès quelle mérite. Son dernier roman, Notre si chère vieille dame auteur, rassemble certains motifs récurrents de son œuvre : l’écriture du paysage, la figure du narrateur érigée en personnage, le père, l’enfance… Au-delà de ces thèmes, c’est tout l’art de l’écriture d’Anne Serre qui s’impose dans ce texte brillant d’intelligence et de malice.


Anne Serre, Notre si chère vieille dame auteur. Mercure de France, 128 p., 14 €


L’intrigue de Notre si chère vieille dame auteur se dérobe et échappe au fur et à mesure qu’elle se noue, pour mieux s’effacer encore. Ce double mouvement d’apparition et de disparition lui confère à la fois toute son importance et sa futilité. Un groupe de trois personnages — un caméraman, une scripte et un réalisateur — décide d’interviewer et de filmer une « vieille dame auteur » à propos de son ultime manuscrit, parsemé de trous et de vides qu’elle tente de combler. Pourtant, elle s’endort dans son lit bateau et menace de mourir à chaque conversation entamée, laissant alors les trois personnages tout à la fois désemparés et soulagés de ne pas pouvoir terminer un travail particulièrement difficile à achever. Entre les quatre personnages, s’immisce un narrateur, « le narrateur », qui revient chaque fois sous la forme d’un personnage à part entière, surplombant la scène avec facétie, devenant peu à peu l’un des véritables héros de cette histoire qui n’en est pas tout à fait une.

Notre si chère vieille dame auteur, d'Anne Serre : récits en cavale

Anne Serre © Francesca Mantovani / Gallimard

Les personnages s’amusent en effet de ces interruptions intempestives et préfèrent divaguer autour de récits enchâssés qui se chassent les uns les autres plutôt que de retrouver le manuscrit initial, sans les manques. L’intrigue, relativement plate, pourrait ainsi apparaître comme un simple prétexte à l’écriture d’un récit hors normes, transgressant les codes narratifs classiques et livrant là une réflexion métalittéraire parmi les plus structuralistes. Pourtant, si Anne Serre s’adonne bien à une déconstruction du récit traditionnel qui s’affaisse au fur et à mesure que ses fondations se bâtissent, ce geste ne se suffit pas à lui-même.

Le narrateur, appelé aussi « Hans » et qui se confond avec un certain « Holl » dont la narratrice aurait été amoureuse, incarne ce mouvement de déconstruction. Anne Serre choisit en effet de rendre visible et sensible celui qui, habituellement désigné comme un être de papier, n’a pas de corps ni de lieu autre que le texte. Or, dès les premières pages de Notre si chère vieille dame auteur, le narrateur affirme une posture, un corps, dans un grenier : « Le narrateur est assis sur une chaise, les pieds posés sur la barre supérieure, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, un peu voûté donc, dans l’angle de ce qui apparaît être un grenier un peu sombre (…) ». Le narrateur est aussi celui avec lequel le « je » du texte, narrateur-rice qui ne dit pas son nom, entre en conversation, à la fois verbalement et physiquement : « (…) car alors passent des courants d’une force et d’une fluidité peu commune entre lui et moi. ». Cette déconstruction teintée d’humour, permet non pas de l’abstraire, mais au contraire de lui ré-insuffler sa force sensible. Hans vit dans le texte de ses vibrations, de ses multiples apparitions et disparitions avec lesquelles la narratrice s’amuse dans un rapport parfois presque érotique : « Elle dit : je joue à être lui ».

La déconstruction est donc une affaire sensible, de même qu’un jeu dans lequel les personnages prennent du plaisir, à l’image du narrateur — toujours lui — observant, en riant aux éclats, le paysage depuis son grenier : « Je crois que c’est sa Joie qui le fait rire, il ne rit que de ça, de toute cette joie dans son corps discret revêtu de gris et de chaussettes rouges, assis dans un grenier à guetter une toute petite partie du monde. » La joie s’écrit avec une majuscule tant elle s’éprouve avec force et apparaît comme le lieu désiré par chacun. C’est là, dans la joie parfois la plus ténue, que se construisent et s’échappent les personnages et leur récit, loin de toute forme de gravité.

Ainsi, le texte décroche sous des formes d’apartés particulièrement ironiques et irrévérencieux, à l’image de ce passage où le narrateur-personnage regarde le paysage qu’il félicite soudain avec une certaine nonchalance (« Bravo au paysage ») et auquel il donne vie. Le paysage apparaît comme un rouage essentiel du récit. C’est là que le Narrateur s’échappe ou que les trois personnages s’adonnent à une lecture à voix haute du manuscrit : « Qu’y avait-il d’autre à faire devant les boucs aux boucles d’or et cornes pyramidales ? (…) A retenir : pour les prochaines promenades et prochaines rencontres, avoir toujours dans son sac (dans sa poche), un texte, et de préférence majeur, du type Keats, Yeats, Flits, Dickinson, Campo, Schmidt. Quelques minutes après la rencontre et devant l’objet de la rencontre, s’en saisir, le déployer, le lire à haute voix. »

Notre si chère vieille dame auteur, d'Anne Serre : récits en cavale

« Moon » © CC2.0/Md. Al Amin

Au creux de la joie qui saisit par instant les personnages, le récit laisse pourtant entendre une forme d’angoisse de mort particulièrement tragique. Elle semble les étreindre avec la même intensité et la même urgence que la joie, surtout lorsque « notre si chère vieille dame auteur » se souvient, avec la nostalgie dont l’usage du présent est la trace, de son enfance. Les personnages du passé – grand-mère, père, mère – soudain se chevauchent, telles des ombres errantes, dans un paysage qui touche à la plus grande beauté : « C’était extrêmement beau et pourtant très simple, plus beau que certains paysages florentins trop élégants. C’était beaucoup mieux qu’élégant, et je me dis alors que c’était cela que je voudrais écrire un jour. Cette chose simple, muette, incontestable, dure, mystérieuse, implacable, disant tout, ne révélant rien. »

La figure du père, chassant au cœur de l’été les scorpions dans les feuilles d’un tilleul, éclatant en sanglots au souvenir de ses virées nocturnes en moto avec le voisin Abel, est sans doute la plus saisissante. Elle apparaît comme le lieu de la tendresse de l’enfance, du rêve et du trouble, celui qui touche à la poésie.

Notre si chère vieille dame auteur, à travers l’expression de son urgence, de son désir de vitesse et de toucher à un secret qui le restera (« ce secret est au centre, je veux mettre le nez dessus, l’examiner, un point c’est tout »), peut se lire comme un poème qui prend corps et dans lequel les personnages s’animent et s’aiment jusqu’à plus soif, au fur et à mesure qu’ils filment et écrivent. Notre si chère vieille dame auteur – expression répétée comme un mantra qui fait advenir peu à peu le personnage que l’on aime confondre avec Anne Serre elle-même – prend vie dans ce texte qu’elle touche, retouche, et bricole à l’ombre d’Ezra Pound qui lui ordonne à la fin de faire de son texte « un roc ». La langue qu’elle travaille dans le désir est ainsi sculptée, entre les trous, les déchirures, par-delà l’enfance à jamais perdue, les morts et la terre vaine. Cette langue, empreinte d’urgence, vibre et nous étreint.

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