Le sens d’un nom

Pour le bicentenaire de sa mort survenue en 1817, Germaine de Staël méritait une année faste et elle l’a eue avec trois éditions de ses œuvres dans des collections à large diffusion potentielle. C’est l’occasion, pour celles et ceux des lecteurs qui ne connaîtraient plus son nom que par la mémoire résiduelle que chacun porte en soi du récit canonique de l’histoire littéraire (où son rôle assigné est celui de la grande « passeuse » qui fit entrer en France le romantisme, rapporté dans ses bagages au retour d’un voyage en Allemagne), de renouer avec le sens vivant de ce nom, de le faire sonner comme une voix.


Madame de Staël, Œuvres (De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales ; Delphine ; Corinne ou l’Italie). Édition établie par Catriona Seth, avec la collaboration de Valérie Cossy. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 661 p., 72,50 €

Madame de Staël, Delphine. Édition présentée, établie et annotée par Aurélie Foglia. Gallimard, coll. « Folio classique », 1 074 p., 9,90 €

Madame de Staël, La passion de la liberté (De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations ; Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France ; Considérations sur les principaux événements depuis la Révolution française ; Dix années d’exil). Édition établie et annotée par Laurent Theis. Préface de Michel Winock. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 023 p., 32 €


On parle du nom d’abord pour faire d’emblée un sort au seul regret que peut faire naître ce moment éditorial : en couverture des trois ouvrages récemment publiés, l’écrivaine persiste à voir son prénom tu, comme s’il fallait encore et toujours la dire « Madame de », ainsi qu’on le faisait de son temps, à une époque où une femme ne pouvait avancer sur la scène sociale que parée du titre de civilité. Ce choix, certainement imputable aux directeurs (directrices ?) de collections – puisque les introductions signées de Catriona Seth dans la Pléiade et d’Aurélie Foglia dans « Folio » parlent plus volontiers de « Germaine de Staël » ou de « Staël » –, a sans doute été pensé : aura donc prévalu le souci de ne pas troubler les usages bibliographiques. L’effet en est malheureux et à signaler comme une occasion ratée : au moment même où l’on facilite l’accès à l’œuvre de Staël et où l’on invite à en prendre une connaissance directe, on maintient l’un des codes consacrés pour la dire inactuelle. L’autrice est désignée comme une figure d’un monde ancien, à connaître comme un objet culturel sans doute, mais sans encourager à reconnaître sa part d’actualité, pourtant postulée par le fait même de la rééditer. Celle qui a orné ses deux romans de titres-prénoms (Delphine, Corinne ou l’Italie) aurait bien pu bénéficier de l’attention plus singularisante que suggère la désignation par le prénom.

Madame de Staël, Œuvres Pléiade

Madame de Staël par Marie-Éléonore Godefroid

Il fallait le dire ici car la réception à accorder à Germaine de Staël a toujours fait l’objet d’un débat, une fois passée la gloire écrasante qui fut la sienne de son vivant. L’œuvre est protéiforme et résiste à la réduction à une formule simple. On peut bien, pour répondre au besoin de produire de la clarté analytique, déclarer que trois ensembles principaux se détachent (des romans, des essais littéraires et esthétiques, des essais de morale et de politique), mais ce constat demande aussitôt à être relativisé tant ce qu’écrit Staël accomplit toujours dans un même mouvement l’art de narrer et celui d’argumenter, tant l’exercice de la raison s’y déploie avec une énergie lyrique, tant, en somme, cette prose se soucie peu des délimitations génériques. Celles-ci étaient en crise à l’époque où Staël écrivait, au sortir de la Révolution, comme toutes les classifications prétendant ordonner la vision du monde : pour les auteurs de cette trempe (et ainsi pour « Monsieur de Chateaubriand », son contemporain principal dans les lettres), l’enjeu était de réinventer tout à la fois un discours exprimant le sentiment d’un rapport nouveau entre soi et le monde, et une manière de le tenir.

La gloire de Germaine de Staël auprès de ses contemporains et de la génération suivante (jusqu’aux années 1850 environ) conjuguait ces différents aspects : on était sensible à l’extraordinaire éloquence qui caractérise toujours son écriture, mise au service d’une défense et illustration des Lumières alors que le devenir terrible de la Révolution avait suscité à celles-ci beaucoup d’ennemis. Cette œuvre peut rétrospectivement se lire comme un jalon ultime et grandiose de la littérature d’avant la « parole muette » dont Jacques Rancière voit l’avènement précisément au tournant des XVIIIe et XIXe siècles (La parole muette, 1998) : c’est une littérature qui déploie des idées avec une effervescence rare, narre pour convaincre, cherche à formuler des modèles de comportement et d’existence. Quand, ensuite, on a moins lu « Madame de Staël », on n’a jamais manqué de consigner son nom dans les manuels pour rappeler l’importance de la théoricienne de la littérature et des arts, pour souligner l’importance qu’elle avait eue sans forcément suggérer le besoin de la lire. Les choses changent depuis une vingtaine d’années et l’attention se porte désormais sur tous les aspects de son œuvre : sur la penseuse morale et politique et sur la romancière. La publication de ses Œuvres complètes est en cours aux éditions Honoré Champion, aux bons soins d’une équipe scientifique, et celle de la Correspondance générale vient de s’achever aux éditions Slatkine.

Madame de Staël, Œuvres Pléiade

Madame de Staël par Marguerite Gérard (1805)

À quoi s’ajoute maintenant, chez des éditeurs bénéficiant d’une large diffusion, cette moisson nouvelle qui permet de lire, dans le volume « Bouquins », les essais de morale (De l’influence des passions), d’histoire et de politique (Considérations sur […] la Révolution française) ainsi que son récit autobiographique (Dix années d’exil) ; dans le volume de la Pléiade, l’un des deux grands essais littéraires (De la littérature) et deux romans (Delphine et Corinne). Ne manque que De l’Allemagne parmi les œuvres majeures, essai qui mériterait un volume de la Pléiade à lui seul, et on se prend à espérer… Gallimard, enfin, avec une étonnante générosité, donne accès à Delphine en format de poche, dans la collection « Folio », dans une édition qui diffère de celle donnée au même moment dans une autre de ses collections, la « Bibliothèque de la Pléiade », ce qui ravit le lecteur en lui fournissant plus de discours pour environner ce roman exceptionnel. Ces rééditions sont l’occasion d’approcher l’autrice autrement que comme une voix uniquement attachée à son époque, qu’il faudrait lire à titre documentaire ou historique. Cette dimension est importante certes, et Michel Winock et Laurent Théis la plaident très bien dans leur édition « Bouquins » : Staël est indispensable à fréquenter de près quand on prétend entrer dans le monde des idées bouleversé au lendemain de la Révolution française et dans le désordre européen suscité par la geste guerrière de Napoléon, parce que l’écrivaine en question pense et exprime mieux que tout autre l’impression morale et idéologique suscitée par ces événements, qu’elle est tour à tour tentée de céder à l’exaltation et à l’abattement et connaît, en somme, les deux à la fois.

Dix années d’exil, le grand récit autobiographique trop peu connu, sans doute parce que manquant d’une forme achevée (sa rédaction fut interrompue par la mort de l’écrivaine), exprime cette ambivalence de manière saisissante. Commençant comme un véhément plaidoyer pour défendre sa cause, et à travers elle celle des individus pensant librement contre la coercition qui s’exerce sur toute parole publique dès la prise de pouvoir par Napoléon Bonaparte, trouvant des accents pamphlétaires vigoureux pour dénoncer ce dernier, l’ouvrage se poursuit dans une évocation de plus en plus intime, attentive aux faits quotidiens et aux liens amicaux. Cette évolution du récit reflète l’oppression dont est victime la narratrice : reléguée hors de Paris puis placée en résidence surveillée dans son château de Coppet, en Suisse, elle y vit en recluse à qui l’on rend les visites difficiles à recevoir. La panique gagne celle qu’anime toujours le « vif désir de [se] trouver au milieu » et qui ne goûte « toute la vivacité de la vie » que par l’échange d’idées dans la conversation : elle se sait sans force pour distinguer la solitude de l’ennui et, dans ce dernier, n’envisage que sa propre dissolution.

Madame de Staël, Œuvres Pléiade

Madame de Staël en Corinne, par Louise-Elisabeth Vigée Le Brun

L’oppression politique devient donc métaphysique. L’héroïne de Dix années d’exil trompe la surveillance de ceux qui sont chargés de la tenir en son château et se lance dans une fuite éperdue à travers l’Europe orientale, dans le vertige de l’espace vide dans lequel elle s’enfonce en Russie. Ses héroïnes de roman n’ont pas d’autre sort car, certainement, « la plupart de nos circonstances sont en nous-mêmes, et le tissu de notre histoire est toujours formé par notre caractère », ainsi qu’on peut le lire dans Delphine. Un personnage féminin de ce roman se risque même à constater, avec amertume, que « l’histoire de toutes les femmes se ressemble ». Le fait est que les histoires de Delphine et de Corinne, écrites avant celle de Germaine dans le récit autobiographique inachevé, se répètent. Dans les trois cas, on suit le parcours d’une femme qui, d’abord entourée de la façon la plus brillante par des admirateurs nombreux au milieu d’une grande ville, déchoit peu à peu ; un mécanisme d’exclusion s’enclenche, lent et fatal, qui lui fait perdre un à un ses appuis et amis et vide son entourage jusque des êtres les plus chers ; l’héroïne se met à douter de ses propres qualités, à s’interroger sur ses torts éventuels, à transformer la séduction de sa parole vive en la modulation d’une plainte mélancolique ; elle quitte alors le lieu de ses anciens triomphes dans l’espoir de reconquérir ailleurs les prestiges de sa grandeur passée, mais finit, quand le récit s’achève, en errant sur les routes de pays où elle ne connaît personne… Cette réitération est impressionnante en ce qu’elle montre la persistance d’un même modèle qui oblige et aliène l’imagination dès que celle-ci se donne libre cours dans des récits longs, et la fait alors partir toujours dans la même direction.

La force de mélancolie de cette littérature est ce qui la rend pérenne, la fait échapper à son contexte d’origine et permet d’en renouveler sans cesse la lecture. Dans tout ce qu’écrit Staël, les formules se bousculent et les scénographies s’enchaînent, dessinant une ligne de crête impossible où pourtant il faut se tenir, entre exaltation et désespoir, entre enthousiasme et abattement. Ce combat de chaque instant fait la force vibrante de ces pages. On invite le plus grand nombre de lecteurs à y participer.

À la Une du n° 50