Hitchcock, fieffé trompeur

Pierre Bayard s’est fait une agréable spécialité de déconstruire certaines œuvres littéraires en détournant scénarios, trajectoires, issues, en contradiction avec ce que la doxa critique considère comme leur sens obvie. C’est là un divertissement de lettré qui autorise toutes les fantaisies, à la condition expresse, toujours scrupuleusement observée par l’auteur, de revêtir son entreprise de réécriture de la plus grande apparence de sérieux, ce qui, puisque ce travail s’inscrit dans les marges de la recherche universitaire, veut dire de scientificité.

Pierre Bayard  | Hitchcock s’est trompé. Minuit, 173 p., 18 €

Cela réclame, comme il s’agit d’une sorte de parodie délectable de la « thèse de doctorat », jadis monument plus ou moins réussi d’une vie de labeur, aujourd’hui réduite, à l’imitation des thèses américaines, à une étude de dimensions modestes, une virtuosité particulière dans l’art de la plaisanterie masquée. Pierre Bayard, dans le sillage de l’Oulipo, excelle dans cette manière de travestir en analyse serrée, voire en psychanalyse érudite, ce qui n’est qu’une aimable partie de rigolade pratiquée de tout temps par les intellectuels, ces « horribles travailleurs » des méninges, et du chapeau. Et ce faisant, bien entendu, il est plus proche de ce qu’est la vraie littérature, d’imagination, que nombre de romanciers besogneux.

Pierre Bayard, hitchcock s'est trompé
Poster de théâtre de Rear Window © CC0/WikiCommons

Ici, son gibier est un film célèbre d’Alfred Hitchcock, Rear WindowFenêtre sur cour, 1954, avec James Stewart et Grace Kelly, dont il n’est pas très sûr qu’il soit un chef-d’œuvre de l’autoproclamé « maître du suspense ». Dans ses ultimes entretiens avec Henry Jaglom, jeune admirateur qui tente alors, sans espoir, de permettre à Orson Welles vieilli et malade de reprendre le chemin des studios, les deux amis démolissent le film avec une hargne singulière, affirmant en gros que la mise en scène est nulle et que Stewart et Kelly n’ont jamais été aussi mauvais, ce qui, dans ce dernier cas, n’est pas tout à fait faux.

N’importe, l’extrême resserrement de l’action dans un décor urbain banal, les limites qu’Hitchcock, ce formaliste méconnu, a volontairement imposées à la prise de vues, comme paralysée par les normes de l’immeuble new-yorkais où un photographe professionnel, une jambe dans le plâtre, observe ses voisins et s’ennuie, permettent à l’examen par l’écrivain Bayard de ce que voit le spectateur une très grande minutie dans la description de l’histoire et des plans qui la constituent. Si bien que le visionnage exhaustif occupe exactement la moitié du livre, sans du reste – et c’est une gageure – entraîner la lassitude du lecteur. Soit il connaît le film, et l’habileté du conteur de ciné-roman l’enchante, soit il ne l’a jamais vu, et l’on gage que ce livre lui donnera envie de le voir.

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Que dire du corps même de l’enquête ? D’abord qu’un compte rendu doit respecter la règle, rappelée par Bayard dès les premières lignes de son texte : traitant d’un film policier, l’auteur de son exégèse n’en fournit en toute logique les conclusions qu’au terme de son propre parcours analytique. Venant, à sa suite, donner les raisons pour lesquelles le récit d’Hitchcock dit en réalité tout autre chose que ce que le cinéaste croyait y avoir dit, il ménage un suspense qui tient jusqu’au bout le lecteur en haleine.

Une troisième couche de réflexion, celle du critique, serait donc mal venue de livrer à son tour une évaluation soutenant ou infirmant le point de vue de l’auteur du livre, car elle ne pourrait s’empêcher, pour démontrer la justesse de son point de vue, de dévoiler en quoi Pierre Bayard s’est lui-même trompé, ou bien au contraire a fait preuve d’une louable subtilité et réussi à prouver en effet qu’en désignant un coupable et une victime de l’affaire criminelle au centre du récit cinématographique Hitchcock s’est trompé sur les aboutissants de son propre film.

Pierre Bayard, hitchcock s'est trompé
Rear Window © CC0/Wikicommons

Disons que l’astucieux Pierre Bayard sait aussi bien que nous le mépris présidant chez Hitchcock à la vraisemblance de ses « trucs » de scénario, des prétextes sur lesquels souvent ses intrigues fonctionnent. En cela, il n’est pas vraiment un réel auteur de « polars » où l’exactitude des enchaînements et la rigueur des motivations constitueraient le nœud de l’intérêt du public. Presque constamment, il se moque de la solidité factuelle des scénarios qu’il emploie. C’est la psychologie (généralement perverse) des personnages, l’immoralité et la bassesse de la société américaine qu’Hitchcock croque en Anglais dédaigneux qui l’intéresse.

Donc, cette désinvolture hitchcockienne à l’égard de la « vérité » factuelle fait qu’il ne peut jamais être pris en flagrant délit soit de tromperie à l’égard du spectateur, soit d’aveuglement à l’égard de lui-même. Si l’on veut, il ment constamment en racontant ses rodomontades, mais il n’y a rien à blâmer. Seule compte la vérité artistique de son œuvre. Elle repose sur une perfection formelle, soutenue par la vérité morale qu’assure une lucidité du regard porté sur cette humanité de voyeurs, de médiocres, de pleutres, d’incapables d’amour.

C’est ce que Fenêtre sur cour dit dans ses meilleures séquences, en s’acharnant sur un couple banalement emblématique de la méchanceté fouineuse et délatrice de ses contemporains. Couple en train de se défaire, où l’élément masculin est pitoyable (avec une étonnante férocité, Hitchcock s’est plu à faire incarner quelques-uns de ses plus antipathiques héros, le Cadell de Rope notamment, par James Stewart, parangon de l’Américain par excellence, chevaleresque et pur) et la figure féminine écervelée et ridicule.

Pierre Bayard souligne parfaitement cette dimension critique fondamentale d’Hitchcock dans une psychanalyse fort convaincante de ses personnages, qui transforme, dans la seconde partie de son livre, une fantaisie ludique en étude approfondie. Plaisir de la pertinence du commentaire des situations et des êtres qui y évoluent. L’exégète malicieux gagne sur tous les tableaux, et ce n’est aux dépens ni d’Hitchcock ni de Freud s’amusant au grand sérieux en lisant la Gradiva de Jensen.