Dans ce bestiaire, ensemble d’articles extraits de trente ans de collaboration avec le quotidien milanais Il Corriere della Sera, c’est toute la création qui défile, du mammouth au canari, sur un ton d’empathie, de reconnaissance fraternelle, mais surtout d’humour : autant d’éléments qui font le prix de ce recueil, d’importance mineure toutefois dans l’œuvre de Dino Buzzati : des « fables animalières, d’ici et d’ailleurs », du présent et du passé.
Outre la photographie d’une peinture de Buzzati, sans doute celle de « Napoleone », l’un de ses nombreux boxers (tous baptisés de ce même nom !), avec lesquels cet amoureux des chiens et chats a pu cohabiter, on trouve une vignette qui mentionne (à côté du nom de l’auteur) « Inédit ». Et, de fait, il s’agit bien d’articles méthodiquement recueillis et non déjà contenus dans les ouvrages dédiés à son amour pour les animaux, mais publiés dans plus de trente ans de numéros du quotidien milanais, entre 1938 et 1970.
Au total, trente-huit textes, en général brefs (format et ton journalistiques), présentés par ordre alphabétique, choix discutable qui mêle temps et lieux mais qui a surtout pour conséquence d’interdire toute perception d’une toile de fond historique, pourtant d’une grande urgence dans des textes qui, pour nombre d’entre eux, sont rédigés en temps de guerre. Comme c’est le cas du récit « J’avais vu un chat noir », où l’animal – qui porte malheur, comme chacun sait – apparaît malencontreusement dans le récit d’un voyageur présent dans le wagon où se trouve le narrateur, à l’instant même où ce train est survolé par des avions ennemis qui semblent pourchasser le convoi dans la nuit, jouant en quelque manière au jeu du chat et… de la souris, jusqu’à l’aube salvatrice. Ce sont, en général, de simples notations décontextualisées qui évoquent la guerre en Abyssinie, en Europe ou encore, de façon parodique, la transformation du personnage d’Adolf Hitler… en lapin parlant, grimaçant et vociférant en allemand (« Ils ont mangé Adolf Hitler ») !
Mais ce classement est à tout le moins facteur de discontinuité spatiale et temporelle. Ainsi, à un bref récit de 1939, relatif au Tilapia nilotica (poisson éthiopien dont le mâle a la particularité de « couver » les œufs dans sa bouche), succède un étrange texte (1948) où Churchill apparaît, énigmatiquement, devant un hôtel du lac de Côme, proférant un discours dont aucun des auditeurs présents ne peut identifier l’idiome, Churchill affirmant « Drimé,terné,voudonelavolonté » (sic) !

Ce bestiaire alphabétique « résiduel » comporte donc de multiples animaux, familiers ou rares, connus ou inconnus, réels ou fantastiques : les chiens et les chats (noirs) étant surreprésentés, ce que le classement alphabétique rend lassant par l’effet de répétition. Ce recueil témoigne toutefois du séjour de Buzzati comme correspondant du journal en Éthiopie (1939-1940) et présente ce qui était alors des « animaux exotiques » des plus originaux.
Il est possible de dégager trois pôles dans ce recueil. Un premier lié à l’intention de vulgarisation scientifique, tel le texte décrivant le comportement du Nyala du Hoggar, dont l’évocation est dramatisée par la mort subite – de peur – de l’animal que l’on cherchait à capturer : « la gigantesque antilope avait un cœur d’agneau » ; ou celui qui retrace méthodiquement l’évolution des mammouths, depuis leur apparition, et des légendes dont ils font l’objet, jusqu’à leur disparition.
Un second pôle rapportant les faits et gestes des chasseurs, des Milanais (possesseurs d’animaux domestiques tout aussi névrotiques que leurs maîtres), des zoologues patentés dénonçant les conditions de vie des milliers d’animaux errants dans l’hostile ville de Milan (les chats encore !). L’auteur évoque les réunions de sociétés savantes liées au monde animal, à la gestion de la flore et de la faune, à la vie enfin du zoo de la ville. Chroniques qui regorgent, hélas, de noms propres, ce qui avait sans doute à la parution du quotidien une pertinence sociale et informative mais s’avère bien fastidieux pour un lecteur contemporain.
Enfin, quelques articles plus attachants, grâce au recours à des images visuelles parfois très réussies ; comme celle relatant la tache blanche sur le bitume, éclairée par les phares de l’automobile, et qui se révèle être celle d’un infortuné chat blanc transformé en carpette : « Depuis ce jour ce minuscule drapeau blanc sur le noir de l’asphalte revient souvent palpiter en moi. Dans mes rêves, je vois de loin une petite tache blanche… »
C’est toutefois l’humour, assez fréquemment, qui confère un intérêt certain à ce bestiaire, tantôt fantastique, onirique ou comique. Telle la côte de porc servie à Buzzati et qui gémit à voix haute sur son sort. Ou encore ce chat, parlant et lisant par-dessus l’épaule de son maître, qui se prend à rêver de quelque ouvrage érotique qui, selon lui, remplacerait avantageusement les choix animaliers de l’auteur. On citera encore le récit amusé des amateurs de canaris. Le narrateur constate que les amoureux idolâtres de ces petits volatiles ont tous des aspects de « bandits de grands chemins […] de grosses brutes débordantes de santé », mais qui se transforment en délicats mélomanes passionnés par les vocalises de leurs protégés !
Enfin, on s’approche parfois de la bande dessinée, comme dans ce récit nocturne d’une pierre que le narrateur jette au hasard par-dessus la grille du zoo, pierre qui va déclencher une émeute nocturne se propageant de cage en cage : « Il y eut des mouvements, un bruit sourd, une agitation frénétique de formes noires accompagnées d’un lugubre vacarme… » (« Qui savait qu’au zoo il se passait tant de choses ? ») Ce recueil, s’il n’ajoute pas grand-chose à la gloire de l’auteur du Désert des Tartares, est une curiosité fort appréciable qui se laisse parcourir comme un divertissement « zoophilique ».