Raconter la vie d’un homme superlativement célèbre et pourtant dépourvu de vie, c’est le défi qu’a voulu relever Philippe Forest dans son Shakespeare, où il découvre en cours d’écriture que d’autres y ont pensé avant lui.
Pourquoi une nouvelle biographie de Shakespeare alors qu’il en existe des quantités ? Parce que la collection « D’après » dans laquelle paraît le livre de Philippe Forest propose à un écrivain d’aujourd’hui « de parler à sa guise et selon sa fantaisie d’un artiste ou d’un écrivain d’autrefois, de réinventer son œuvre et de rêver sa vie », sur un principe « autre que celui de la critique dite sérieuse et scientifique telle qu’on la pratique dans les universités ». Universitaire, le romancier et essayiste Philippe Forest l’est quand même un peu, beaucoup, avec une carrière d’enseignant dans diverses universités britanniques et françaises, et un prix Goncourt de la biographie pour son ouvrage sur Aragon. Très éclectique dans ses choix de lecture, il ne cache pas sa préférence pour les romanciers qui ont parlé de Shakespeare : Anthony Burgess, Borges, Proust pour qui la littérature est la vraie vie, Gautier, Stendhal, et surtout James Joyce, qu’il se sent souvent « enclin à suivre », plutôt que des sommités académiques jugées pontifiantes, équivalent actuel des university wits qui n’avaient que mépris ou envie pour leur confrère Shakespeare. L’un d’eux, Robert Greene, avait exprimé leur vindicte en dénonçant cet « upstart crow », corbeau arriviste paré de plumes d’emprunt, qui s’estimait capable de tourner un vers blanc aussi bien qu’eux et se prenait pour le seul shake-scene du pays.
Forest possède depuis l’enfance une vieille édition des œuvres complètes, acquise lors d’un voyage scolaire à Stratford. Et il a regardé à la télévision chaque dimanche l’intégrale de l’œuvre interprétée par la Royal Shakespeare Company, non sans préparation car la série des Rois maudits, diffusée deux ou trois ans auparavant, racontait la même histoire. Enfant, parce qu’on n’a pas de vie à soi, on est avide de connaître celle des autres. Or de vie, Shakespeare n’en avait pas, elle tient en quelques lignes, et son œuvre ce sont « des mots, des mots, des mots dont on ne peut dire de quelle matière ils sont faits », une lumineuse mélodie toute de dissonance, « la plus prolixe, la plus terrible et la plus enchantée des poésies ».
Le titre Antibiographie qu’avait choisi Bill Bryson pour son ouvrage sur Shakespeare était approprié. « Mais le livre, aussi honorable qu’il soit, ne tient pas la promesse de son excellent titre. Une fois le problème posé, il est oublié. » Et pour cause. Si Bryson ne tient pas sa promesse, c’est qu’il n’a rien promis de tel. Son ouvrage, paru en anglais sous le titre Shakespeare: The World as Stage, fait partie de la série des biographies HarperCollins, « Eminent Lives ». C’est l’édition française qui l’a rebaptisé Shakespeare : Antibiographie. Et tiens ! Daniel Bougnoux, défenseur jadis de l’hypothèse Florio, évoque également l’« Antibiography (2007) » de Bryson. Forest discute les soupçons nourris de préjugés émis sur la paternité des œuvres, aussi absurdes que si l’on mettait en doute celle de Rimbaud sur « Le bateau ivre », sans nommer Bougnoux, mais il cite Le choix du spectre parmi les références de la note finale, en précisant qu’il ne partage pas sa position.

Quant à lui, il ne permet pas une seconde à ses lecteurs d’oublier que son propre ouvrage n’est pas, ne peut pas, ne saurait être la biographie d’un homme qui ressemblait à tout le monde, donc à personne, dont on ne sait rien, trois fois rien, vingt fois rien. Très peu de faits avérés, seulement une foule d’anecdotes, d’hypothèses, de théories qui sont pure spéculation. Faute de savoir faire autrement, il va donner à son essai l’allure d’un conte. Shakespeare est une sorte de capitaine Fracasse, et au fond il ressemble assez à Molière. Tous deux ont rompu avec leur milieu par un amour un peu fou pour le théâtre. Leurs personnages à tous deux sont ridicules et bouleversants, pitoyables et pathétiques. Alceste vaut bien Hamlet, et Tartuffe a toute la sombre complexité d’âme de Iago. Cependant, il faudrait additionner Molière et Corneille pour faire le poids auprès du théâtre de Shakespeare.
Forest a beau multiplier les topoi d’humilité et se présenter comme un autodidacte en la matière, il connaît fort bien son sujet. À quelques détails près, ainsi en prêtant au jeune Shakespeare pour compagnons de débauche Webster et John Ford qui n’étaient encore que des marmots à l’époque. Quand Sidney peint avec ironie les grossièretés et infractions aux unités de la scène contemporaine, vers 1580, Shakespeare ne risque pas d’être « spécifiquement visé », il n’avait pas encore quitté Stratford. L’idéal classique prôné par Sidney n’était guère la règle que pour son petit cercle d’érudits. Shakespeare le connaissait, au moins de loin, et le rejette par la voix du prologue de Henry V où il définit clairement le contrat passé avec le public, « piece out our imperfections with your thoughts », rapiécez nos imperfections par vos pensées. Et on est à peu près sûr, pour une fois, qu’il connaissait personnellement William Herbert, dont la comtesse sa mère annonçait à son frère cadet Philip avoir convoqué la troupe à Wilton pour une représentation de As You Like It, précisant avec un rien de condescendance aristocratique : « we have the man Shakespeare with us ».
Des erreurs ponctuelles, vénielles. En revanche, faire de Laërte le double de Hamlet, c’est ignorer ce qui les distingue, la question cruciale posée au cœur de la pièce, dans une société qui se la posait rarement : faut-il se venger ? Laërte tuerait son ennemi sans hésiter en pleine église, Hamlet pèse le pour et le contre du devoir de vengeance, s’interroge sur la nature du spectre qui l’exige. Cette subtile gradation dans l’échelle des valeurs, la force ou les faiblesses des protagonistes, elle est sensible par exemple dans Richard II entre les deux oncles du souverain, les destins opposés d’Alcibiade et de Timon, le cynique Cassius et son ami Brutus l’idéaliste, l’héroïsme au féminin de Desdémone qui ne trahirait pas son mari même pour le faire roi du monde alors qu’Emilia tromperait le sien sans hésiter. Quant à douter que Shakespeare ait su faire la différence entre l’histoire et les fables, là aussi, il suffit d’entendre la question sagace que pose le jeune Edward V dans Richard III : « Est-ce relaté dans les archives ou seulement rapporté / Successivement d’âge en âge ? »
Le monde et le théâtre se reflètent, sont interchangeables, ne sont qu’illusion, jeux de masques, d’ombres, de fantômes. Si la morale finit par l’emporter, c’est toujours grâce à des mensonges et des stratagèmes. Shakespeare subvertit tous les stéréotypes, déjoue les attentes, il « a tout dit – à quoi il a ajouté le contraire de tout et le contraire du contraire de tout ». Les tragédies mènent du rien au rien « qui dévoilent le néant dont chacun est l’expression – mais entre lesquels se succèdent tous les autres ». Le rien de ceux qui renoncent à expliquer, ou s’y refusent tel Iago, Hamlet qui ne laisse derrière lui que le silence, le rien de Cordelia, le rien qui retourne tout en son contraire célébré par les sorcières. « J’aimais, au théâtre, ce rien vers lequel la nuit nous conduit. » De paradoxes en dénégations, Forest se livre à une relecture virtuose des œuvres du canon et survole avec compétence les débats en cours depuis des décennies, non résolus faute de documentation fiable. Si ses références datent un peu, les travaux récents confirment dans l’ensemble ses jugements. Sur le classement des œuvres, par genre, ordre chronologique, ou date d’écriture. Le mariage et les relations familiales de Shakespeare. Les sept années où on le perd de vue. Sa sexualité. Ses convictions religieuses. Son peu ou prou d’éducation. Sur tous ces points, rien de bien nouveau. Les chercheurs sont comme lui réduits à des hypothèses, ils laissent parler leur imagination, leurs désirs.

Après des pages vibrantes, brillantes sur le régicide, la folie amoureuse, la violence dévastatrice du monde, la précarité des équilibres reconquis, Philippe Forest livre en toute fin de parcours « le fond de ma pensée » : « j’aime beaucoup la gentillesse de son génie ». Seul celui qui sait la cruauté, l’horreur, la tristesse de la vie appréciera les douceurs du gentle Shakespeare salué par Ben Jonson, « un peu de bienveillance à l’égard des autres et de soi-même ». Le sous-titre de l’ouvrage, Quelqu’un, tout le monde et puis personne, pourrait résumer le parcours de Macbeth, l’ombre en marche, la chandelle près de s’éteindre. Celui aussi d’un homme au soir de sa vie, désormais retiré du monde, dont il se sent le plus proche, ce Shakespeare qui ne se prend pas au sérieux, même pas pour se parer du titre de poète. Ou Churchill, qui triompha du nazisme en mobilisant la formidable rhétorique de Shakespeare, et « devenu un vieil homme, tira de son théâtre l’amère sagesse qui, peut-être, le soulagea au soir de son existence ».
Il est vain, répète inlassablement Forest, quitte à lasser, de chercher dans les pièces ou les poèmes de Shakespeare à percer son secret. Chacun s’invente l’auteur qu’il veut, comme lui, jusqu’au mimétisme, mais là où Shakespeare a distillé, dispersé sa philosophie entre des milliers de mots par le biais des commentaires de ses personnages, Forest doit concentrer la sienne en quelque trois cents pages. Caméléon lui aussi, tour à tour incisif, méprisant, bonhomme, humble, allègre et mélancolique. « C’est son histoire que je raconte. Pas la mienne », annonçait le Prologue, mais, deux paragraphes plus loin, « j’y mets aussi un peu de la mienne. Je me faufile dans la fable ». Au soir de sa vie, Shakespeare était-il honteux, dégoûté de lui-même ou fier d’avoir réussi son coup ? La mort de son père a-t-elle marqué un tournant dans l’œuvre du poète, l’hypothèse de Freud, ou selon l’idée de Joyce « qu’il me semble le seul à défendre sérieusement » et que lui-même préfère, celle de son fils Hamnet ? À quelques pages de la fin, Forest confie qu’après avoir perdu sa fille il a fui le lieu où elle avait vécu. Pauline, quatre ans, est morte d’un cancer en 1996.
Peut-être est-ce le lien de ce drame à ses propres romans qu’il ausculte quand il jette le doute sur chaque clef de lecture qu’ont cherchée ses prédécesseurs dans les œuvres du canon, y compris Les Sonnets. Il cite Arthur et la douleur de sa mère « dont le chagrin a pris la place de son enfant absent ». Il aurait pu citer Mamillius, décrit à l’ouverture du Conte d’hiver comme un enfant merveilleux qui « ragaillardit les vieux cœurs. Ceux qui marchaient avec des béquilles avant sa naissance veulent continuer à vivre pour le voir devenir homme ». Hermione revient à la vie, mais Mamillius est bel et bien mort, lui seul au dénouement ne sera pas rendu à son père. Car les retrouvailles des comédies sont teintées de mélancolie, de regrets, comme est teinté de pessimisme le rétablissement de l’ordre à la fin des tragédies. La conclusion de La Tempête est bien plus amère qu’on ne le prétend parfois. À cette « symbolique un peu pontifiante » Forest dit préférer les tirades du Songe ou de Comme il vous plaira. Et puisque l’heure est aux confidences, je l’avoue, moi aussi. Reste l’âme inquiète de Prospero, ses paroles d’adieu implorant qu’on le « libère du Mal dont le théâtre et la vie nous présentent le terrible et magnifique spectacle ».