Premier roman intense autant que flamboyant, Les projectiles de Louise Rose offre le récit d’une aspiration à la liberté hors de tout poncif narratif. On y perçoit une force et une audace véritables qui président à une expérience littéraire rare, et pour tout dire salutaire.
Par où commencer ? Comme le dit fameusement le roi d’Alice au pays des merveilles : « par le commencement et continuez jusqu’à ce que vous arriviez à la fin ; là, arrêtez -vous ». Mais pourquoi, au fond, cet arbitraire ? Pourquoi lire un roman depuis le début alors que d’autres, Japonais, Arabes, lisent depuis la fin ? Sur ce dernier point, on rétorquera que c’est simplement le sens de l’écriture qui est inversé et qu’ils ne commencent pas à proprement parler par la fin. Oui, mais tout de même. De manière plus sérieuse, ce n’est que par analogie que l’on se figure le temps comme linéaire, par représentation spatiale, celle d’une droite sur un tableau, support indispensable pour concrétiser un peu la représentation de ce qui est chez Kant une « forme a priori ». Le temps compris en ce sens n’est pas une chose en soi, mais une « forme de la sensibilité », une condition de notre perception des choses (il en va de même pour l’espace).
Dans son premier roman, Louise Rose prend au sérieux cette interrogation de la temporalité et de la narration. Les projectiles est un récit qui se lit à rebours, depuis le chapitre seize jusqu’au chapitre un. Le récit raconte l’histoire de Bébé, une jeune femme qui décide un jour, sans raison particulière, de fuir son quotidien et de partir à la recherche de la maison de son enfance, dans le jardin de laquelle se trouve une boîte enterrée et pleine de souvenirs. Les chapitres se suivent donc en ordre inverse, avec une rigoureuse continuité, le début de chaque chapitre coïncidant sans ellipse avec la fin du suivant. Il faut ici noter que la narratrice n’aide pas son lecteur et que rien d’explicite ne vient exposer l’enjeu du récit. Le dispositif discursif se laisse ainsi deviner peu à peu. Un conseil en passant, ce roman, relativement court, se lit bien mieux d’une seule traite !

Cependant, Louise Rose ne fait pas que proposer de lire un roman en sens inverse, où le récit aurait été écrit une première fois puis les chapitre disposés simplement dans un ordre différent. Ce serait trop simple, et surtout trop artificiel. La volonté de désarticuler le temps (The time is out of joint) s’insinue partout, dans chaque chapitre, jusqu’à l’échelle de la phrase de Louise Rose. En cela, elle se situe au sein d’une famille restreinte de romanciers dont l’œuvre offre une similaire diffraction de la temporalité de la narration, que l’on pense à Virginia Woolf avec Mrs Dalloway, à William Faulkner dans Le bruit et la fureur, ou bien, plus récemment, à Yan Lianke dans La fuite du temps. La progression – ou plutôt la régression – du récit offre aussi prise à toute une série d’analepses, de souvenirs sans qu’il soit jamais réellement possible de dater quoi que ce soit, et l’héroïne, qui de manière significative se nomme Bébé, ne pourra jamais être précisément située quant à son âge. Pour reprendre, en le détournant un peu certes, l’idée de Kant, le temps retrouve ici sa dimension de perception et c’est bien d’abord en tant qu’expérience sensible que se donnent au lecteur les multiples souvenirs de la narratrice, loin de tout enjeu rationalisé de construction d’un personnage, le fameux « arc narratif », impératif infécond de tant d’œuvres contemporaines.
Le fait est que, si la linéarité du temps est arbitraire, il en va de même de la succession de causalités qui forme ce que l’on pourrait nommer une « histoire ». C’est ainsi que Bébé se raconte, non pas, comme on pourrait le croire à première vue, en sens inverse, à rebours, mais plutôt a posteriori, c’est-à-dire selon un processus de reconstruction qui est à proprement parler une interprétation. Pour le dire autrement, c’est le processus de remémoration, ici superposé au processus de narration, qui crée le souvenir et la mémoire. C’est que tout récit est au moins aussi arbitraire que la temporalité : pourquoi le commencer et le terminer ici plutôt que là ? En débutant par ce qui pourrait être la fin de l’intrigue – le personnage en fuite, sur le point d’atteindre son objectif, est arrêté, ce qui met fin à la fuite en même temps qu’au roman qui raconte cette fuite –, l’écrivaine évacue la question (autre présupposé infécond de l’époque : le suspense, l’attente de découvrir ce qui va se passer, soutient seul l’intérêt du lecteur et tout « spoil » ne peut que gâcher le plaisir de la lecture et, puisque nous savons dès les premiers vers qu’Ulysse est destiné à rentrer chez lui, plus personne aujourd’hui ne s’embête à lire l’Odyssée).
Rien de tout cela chez Louise Rose. Il ne s’agit plus ici d’ordonner, de construire du sens (temporel ou significatif) mais bien d’écrire en permettant, le temps du roman, une suspension de notre besoin viscéral d’ordre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la littérature, selon une certaine conception superficielle, et une lecture tout aussi superficielle d’Aristote, doit offrir un ensemble construit et ordonné, où les actions s’enchaînent de manière vraisemblable et linéaire, où surtout rien ne doit être superflu ou inutilisé (le fameux « fusil de Tchekhov ») et surtout où tout doit faire sens et donner une explication du monde (voire sa critique des tenants d’une littérature politique, là aussi entendue dans un sens pour le moins réducteur). Le besoin d’ordre est ainsi besoin de sens, et ce dernier terme peut s’entendre de deux manières : « besoin de sens » comme nécessaire orientation spatio-temporelle, en l’occurrence linéaire, et « besoin de sens » comme besoin de signification, en général en accord avec notre propre conception du monde.
Mais le roman de Louise Rose propose une déroute, une sortie de piste tant de la linéarité spatiale (le roman est ainsi utopique au sens où il propose comme cadre un non-lieu tant dans son absence de référencement précis que dans l’errance du personnage qui n’offre prise à aucune possibilité de cartographie) que de la linéarité temporelle.
Les projectiles, qui s’ouvre, non sans malice, sur une arrestation, la quête de l’héroïne étant d’emblée interrompue par le resurgissement de l’ordre dans le monde du roman, propose ainsi une tentative d’écriture que l’on pourrait qualifier d’anarchiste au sens étymologique d’absence d’arkhè, de principe (qu’il s’agisse à nouveau d’un principe de signification ou d’un commencement temporel). Et c’est finalement ici que se construit non pas le sens mais le « contre-sens » : dans la tension palpable de l’écriture vers un dehors, du monde, de la société, un hors d’atteinte qui ne saurait être exprimé par aucune utopie formalisée qui en restreindrait toute la potentialité. Un dehors qui est tout entier contenu dans sa propre pulsion, dans son propre élan. Un dehors d’autant plus puissant qu’il est éphémère et qu’il avorte dès les premières pages du roman.
