Dans une œuvre littéraire, nous ne lisons pas que les mots, mais aussi « l’espace entre les mots » (Éléna Gouro). Cet espace parfois purement verbal, ou bien marqué plus nettement par l’Histoire, la société. Que ce soit chez le poète ou le prosateur. Éléna Gouro (1877-1913) et Mikhaïl Ossorguine (1878-1942), contemporains de naissance, nous donnent à respirer le mot pur dirons-nous pour l’une, le mot et l’Histoire pour l’autre.
Éléna Gouro et Mikhaïl Ossorguine ont un point commun : ils écrivent avec indulgence, sans écarter la lucidité. Ils sont des bienheureux de l’écriture qu’aucun dogme, aucune idéologie ne saurait attacher. Ils viennent libres à leur lecteur et le rendent libre. Éléna Gouro n’est qu’aisance (et indulgence), Mikhaïl Ossorguine qu’indulgence (et aisance) et tous deux n’écartent pas la lucidité. Celle-ci partage autant le rêve fluide des mots chez l’une que la dure Histoire chez l’autre.
« Prêtez serment, vous, lointains et proches, qui écrivez sur le papier avec de l’encre, sur les nuages avec le regard, sur la toile avec les couleurs, promettez de ne jamais trahir, de ne jamais calomnier le beau visage nouvellement formé de votre rêve, qu’il soit d’amitié, de foi en l’être humain ou en vos chants […]
Promettez, s’il vous plaît ! Promettez à la vie, promettez-le moi !
Promettez ! » (Éléna Gouro)
« Toujours les mêmes phrases : le bonheur des générations futures ; toujours les mêmes procédés : serrer à la gorge et mettre les fers aux pieds ; et un seul calcul, naïf et vain : en pressant le corps dans un étau – humilier et soumettre l’esprit. L’esprit de qui ? Seulement de ceux pour qui le dépouillement est effrayant, qui attachent du prix au moelleux d’un lit de plume et à la douceur du sucre ; et aussi de ceux qui voudraient eux-mêmes dominer et soumettre. » (Mikhaïl Ossorguine)
« Les feux étrangers n’offrent que peu de chaleur – et l’on s’en trouve souvent chassé. » (Éléna Gouro)
Il ne s’agit pas de rapprochement mais pour tous les deux, dépourvus d’artifice, de vie reconnue, et il n’y a pas deux façons de reconnaître la vie, à moins que les idéologies ne s’en mêlent et que les mots ne deviennent alors vains, leurrés et mensongers.
« Accepter le monde », écrit Éléna Gouro. Accepter et lire la défaite de juin 1940 est toute la démarche d’Ossorguine.
Éléna Gouro ajoute et apporte le goût de l’enfance. Ossorguine veille à garder celui d’une lucidité sans recherche de vengeance. Il a l’amour d’une précision toute d’humanité. Il recherche l’homme et ses possibles fléchissements humains chez l’ennemi même. Il ne fait pas la guerre mais ne s’en éloigne certainement pas, et la prend à bras-le-corps pour regarder et débusquer, au tournant si l’on peut dire, un homme inattendu chez le simple soldat ennemi.

Les textes et poèmes d’Éléna Gouro gardent le libre et délicat amour du beau et du bon qu’elle relève autour d’elle. Il ne lui en faudra pas plus, et c’est comme si elle pouvait alors en mourir jeune. Il faut savoir lire l’heure de se retirer. À quoi bon s’attarder, quand la vie se donne toute dans une première brassée d’années ? Quand on a compris son mystère ? Et surtout, quand l’aujourd’hui autour de soi n’est plus qu’un monde « où la destruction du vivant devient une fin et non un moyen » ?
L’amour, chez Éléna Gouro, inclut la lucidité, repousse les arrangements. Aussi, la vertu est toujours grande dans son écriture qui se présente comme une règle de justice et ne cherche pas à nous entraîner dans le rêve, mais dans la seule compréhension du vivant. Ossorguine, de son côté, veut rester un témoin sans haine et sans faille, et il décèle si bien les failles de l’occupant et des occupés en l’étrange été 1940, précisément sur la faille d’une ligne de démarcation, toute incertaine d’elle-même comme les hommes qui l’approchent.
Quant à ceux qui y vivent, ils font ce qu’ils peuvent, dans l’attente et cette patiente impatience de ce que l‘on ne peut pas encore. Mais on pense à risquer. Ce qui entraîne à risquer. L’incertitude devenant un moteur d’action. Ainsi, Éléna Gouro et Mikhaïl Ossorguine, tous deux « sous les roues de l’Histoire » et de la vie, tous deux Russes, et pour nous bien sûr étrangers. « Et d’ailleurs qu’est-ce qu’un étranger ? » (Ossorguine). Ici les imbéciles (une dénomination qu’affectionnait tant Bernanos, et aujourd’hui son sens ne semble pas près de s’épuiser) se bousculent pour répondre.
Aux côtés d’Ossorguine, nous serons donc patients. « Nous l’avons prouvé et continuerons de le faire », écrivait si bien ce modèle d’impatience : Péguy. Seulement, il convient d’insister beaucoup à cette heure politique tout particulièrement infâme d’ouverture de la chasse à l’autre, l’étranger : « Et d’ailleurs qu’est-ce qu’un étranger ? », nous lance frontalement Ossorguine, depuis ces années de Vichy qu’on semblerait vouloir de nouveau caresser, un mouchoir neuf essuyant notre gêne. Un ministre, quel qu’il soit, serait en peine de répondre et de définir cet étrange « Étranger » (concédons-lui ici une majuscule de vindicte et de peur). Eh bien, à lire sans tarder Les petits chameaux du ciel et Dans une paisible bourgade de France, ou encore tout autre livre traduit, nous trouvons l’étranger devenant chacun de nous sous nos yeux lavés et renouvelés. C’est pourquoi la littérature universelle est indispensable à chaque nation. Comme à chaque maison de la France d’aujourd’hui.
L’étranger étant le parfait miroir de nos lacunes politiques, sociales et morales, peut l’être aussi de nos aspirations. C’est bien pourquoi il fait peur. Il nous appelle à changer. Pourtant, les gens doivent vivre et s’aider à vivre. On en est loin. Le monde « a été attelé à la charrue et jeté aux fers, il est devenu une place de négoce et de supplice commercial pour les pacifiques, les simples d’esprit et les cœurs aimants » (Éléna Gouro).
La lecture et le secours de Mikhaïl Ossorguine et d’Éléna Gouro nous viennent (et ce n’est pas aujourd’hui un hasard) comme une aide précieuse. De telles lectures ne sont pas à différer. Les lois peuvent se multiplier et attendre : elles ne feront jamais une loi humaine mais de seule fourberie politique où l’hostilité envers l’étranger se révèle sans doute la meilleure attente pour les places les meilleures. À défaut de revenir aux meilleurs. Ils veulent servir comme ils disent, mais en ne se privant pas. Ne se privant pas davantage de jouer un drôle de jeu avec l’Histoire.

On peut se permettre de douter qu’un Français déclaré de souche (il manque ici un Molière pour se régaler d’une telle expression) puisse aujourd’hui parler de la France avec générosité et lucidité, qui plus est sans vouloir séparer ces deux indispensables qualités, comme sait le faire Mikhaïl Ossorguine. Celui-ci ne demandait rien en retour et généreusement se considérait comme débiteur. Son écriture se devait d’être d’abord passion de la vérité. Et reconnaissance à la France où il voulut mourir, sur les bords du Cher, en zone non occupée, alors qu’il avait un visa pour les États-Unis.
Par incise, même chose pour Armen Lubin, poète arménien de langue française (et l’un de nos meilleurs poètes du XXe siècle) à qui l’on a refusé bien sûr la nationalité française. Gravement malade de surcroît, son cas (coûteux pour la société) n’en pouvait être autrement jugé. Ce n’est pas l’odeur mais bien l’odorat qui manquera toujours à l’argent.
L’étranger est le simple rappel de la vie de tous à prendre en compte, tel que chacun se présente, et non pas en règlement de comptes intérieurs ou autres. Dividendes à l’appui. Si la sagesse n’approche pas son intelligence, l’homme politique ne peut rien faire de bon, tant il ne peut rien sur lui-même. Il suffirait que sa crainte l’éloigne de la malice et du calcul, et œuvre avec ferveur.
La France s’éloignerait-elle d’elle-même dans un retour à une mentalité quelque peu boursière et vichyssoise ? Mais n’allons pas plus avant, l’air d’aujourd’hui ayant des passages malsains, et concluons par la sagesse d’Ossorguine, passionné d’écriture, d’adresse aux autres et de leur compagnonnage, mais aussi (et tout autant) de jardin : « Je parlais du jardin et des plantes malades. Certaines d’entre elles guérissent et retrouvent leur luxuriance d’antan. La question réside dans l’intégrité et la solidité des racines – dans la persistance de la vie souterraine. Le meilleur des jardiniers est la Nature elle-même. Et il ne faut jamais désespérer. » Quelle leçon d’Histoire ici même ! Après tout, les yeux de la France ont trop vu pour s’étonner de quoi que ce soit et elle pourrait sans doute conclure avec Éléna Gouro : « J’ai parfois l’impression d’être la mère de tout. »