Faisant écho au festival d’Avignon, Hamlet le long du mur se situe au croisement de l’intime et du politique. Le deuxième roman d’Isabella Hammad fait le pari d’éclairer par le théâtre la vie quotidienne et le sens de l’engagement militant au sein d’une troupe d’acteurs palestiniens.
Hamlet le long du mur semble jouer les prolongations du festival d’Avignon. Parue bien avant l’annonce que la langue invitée au festival 2025 serait l’arabe, la version originale d’Isabella Hammad, Enter Ghost, lui a valu d’être conviée à donner la conférence annuelle célébrant la mémoire d’Edward Saïd 1 en septembre 2023, vingtième anniversaire de son décès. Les réalités géopolitiques sont toujours aussi implacables, l’espace de dialogue s’est rétréci, et la voix d’Edward Saïd nous manque, déplorent les présentateurs, qui évoquent l’humanisme du courageux orientaliste, ses principes démocratiques, son amitié avec Daniel Barenboim et leur création du West-Eastern Divan. Ils félicitent Isabella Hammad d’avoir su capter comme lui, mieux qu’aucun écrivain récent, les chemins empruntés par l’art dans le but de construire une société plus juste.
Saïd est l’exemple archétypal du Palestinien sophistiqué vivant à l’étranger qu’elle met en scène dans ses deux magnifiques romans. Le héros de The Parisian, Midhat Khamal, venait faire des études en France au début de la Première Guerre et, de retour chez lui à Naplouse, se voyait pris au piège dans son entre-deux-mondes. Un troisième roman en préparation aura pour cadre la conférence de Bandung en 1955, où une trentaine de pays asiatiques et africains unis contre la domination occidentale ont défini des principes de coexistence pacifique, tournant historique qu’Edward Saïd avait pris pour sujet de sa thèse. Il aurait pu prononcer les mots d’une protagoniste du roman : « Même si je ne peux pas y vivre, mon âme s’éveillera de nouveau s’il y a un État palestinien. »
Le titre de la conférence d’Isabella Hammad, « Recognizing the Stranger », pourrait suggérer une rencontre avec l’Autre, mais ce jour-là, comme dans ses romans, elle parle de l’étranger que chacun porte en soi, révélé par l’anagnorisis aristotélicienne, en anglais recognition, que, faute de terme spécifique en français, Lallot et Dupont-Roc traduisent par reconnaissance : le moment crucial de bascule où le héros, que ce soit Œdipe ou le fils de Darth Vador, passe de l’ignorance à la connaissance, et voit soudain s’éclairer les mystères de son identité, de sa place dans le monde.
Hamlet le long du mur se situe, comme à Avignon, au croisement de l’intime et du politique. La narratrice, Sonia Nasir, qui poursuit une carrière d’actrice à Londres, rend visite à sa sœur Haneen à Haïfa où elle n’était pas revenue depuis la deuxième intifada, et se trouve embarquée dans le projet conduit par la charismatique Mariam Mansour de jouer Hamlet en Cisjordanie avec une troupe palestinienne. À noter que dans le roman, malgré ses références théâtrales, l’espace de dialogue est plus que rétréci, il est inexistant. À la différence du Divan, aucun Israélien n’apparaît dans la distribution de la pièce ni dans l’entourage des acteurs, les seuls entrevus sont soldats ou flics, tous distants, silencieux, armés, hostiles. Celui qui a acheté la maison des grands-parents de Sonia la prie sèchement de mettre sa nostalgie en sourdine et verrouille la porte d’entrée. Un seul, qui n’est pas un Ivrit pur jus mais un natif de Leeds, fait preuve d’un bref moment d’humanité.

Hamlet traduit en arabe classique a aussi une histoire, note Isabella Hammad dans un article érudit sur le théâtre palestinien 2. La pièce était interdite pendant la première intifada à cause de trois vers du soliloque « To be or not to be » considérés comme une incitation à la violence, portant atteinte à la sécurité de l’État : « Savoir s’il est plus noble de souffrir en son âme les flèches et les coups de la fortune hostile, ou bien de s’insurger contre un océan d’ennuis 3 ». Une foule de mesures prises contre l’art et la culture, notamment le théâtre, sont induites par la crainte permanente qu’il n’incite à l’action, jouant sur les deux sens du mot. Le peut-il vraiment, c’est la question que pose le roman.
La distribution reflète la mosaïque que recouvre le mot « palestinien », et la difficulté quotidienne de vivre dans cet espace quadrillé. Les protagonistes sont des cartes ambulantes du Moyen-Orient, à tel point que la narratrice elle-même a du mal à s’y retrouver. Johnny venait d’une famille de réfugiés : « Démêler qu’il n’était pas libanais mais palestinien n’avait pas été chose facile. » Ils ont tous des passeports différents, qu’il faut présenter à chaque point de contrôle. Sonia est britannique, sa sœur a un passeport israélien, et la communication entre elles est difficile. Chacune dans son domaine éprouve des remords d’avoir trahi la cause palestinienne que défendait leur père, Haneen en prenant un poste d’enseignante dans une université israélienne, Sonia en négligeant la pratique de l’arabe parce qu’elle n’en avait pas besoin et en concentrant ses forces sur sa carrière d’actrice. Leur amie Mariam craint que le théâtre, le cinéma, la poésie n’agissent comme des sédatifs, un soulagement momentané au désespoir, au lieu d’encourager à la résistance.
Le titre anglais, Enter Ghost, didascalie de Hamlet à l’entrée du Fantôme paternel, c’est aussi le spectre du passé de Sonia, la fin d’une liaison douloureuse, les liens de sa famille avec les mouvements de résistance, le souvenir des vacances annuelles chez ses grands-parents. Leur maison a été vendue, leur voisin, le jeune gréviste de la faim, est mort, elle l’ignorait, d’où le sentiment d’être tenue à l’écart, étrangère dans son propre pays. Tel Hamlet honteux de son inaction – « Quel couard je fais, quel esclave rustaud ! » –, elle s’observe avec un mélange savamment dosé de narcissisme et d’autocritique. Scrute le personnage qu’elle doit interpréter : Gertrude était-elle complice de l’assassinat du roi, ou collabo passive, comme ces traîtres du dedans qui ont vendu la terre aux Juifs ? Pour l’un des acteurs, la reine incarne la Palestine, une terre qui se fait piller. Ils cherchent et trouvent des parallèles : « est-ce que le Danemark est la Palestine ? Ou bien Israël ? ». La pièce semble déteindre sur eux. Hamlet, entouré d’indics, d’espions et de traîtres, de jeux de masque, est un martyr palestinien. Afin de pousser Waël, l’interprète du rôle-titre, à plonger dans ses propres zones d’ombre, Mariam lui suggère de jouer un fedayin, puis un soldat israélien à un check-point, faisant surgir parmi la troupe « l’image primordiale de l’Israélien issue de l’imaginaire du Palestinien occupé : jeune, insolent, cruel, blasé, armé ».

Sonia s’interroge sur le rôle et la possibilité de l’art en territoire occupé. Faire de Hamlet un soldat, est-ce subversif « dans un État militaire où le soldat est une figure sacrée, une icône de leur idéologie, comme l’olivier pour la nôtre » ? La fermeture de la mosquée al-Aqsa au chapitre 12, inspirée d’un épisode datant de 2017, représente un moment de bascule majeur dans l’itinéraire de la narratrice. Bien que chrétienne, par solidarité elle se rend avec sa sœur à Jérusalem-Est où des milliers de personnes prient dans les rues qui « n’étaient plus des rues. Les rues étaient des lieux de culte. Les rues étaient une scène de théâtre ». Les militaires, « tâtant leurs matraques et leurs flingues », leur barrent l’accès à la mosquée, « la colère courait parmi nous comme un fil électrique, qui nous reliait ». Elle redoute le chaos, mais les militantes palestiniennes confirment la répartition des rôles et des symboles : « Ici régnaient l’ordre, le rituel, le souci de l’autre. » Ce qui n’empêche pas les Israéliens de les bombarder de gaz lacrymogènes. En fuyant, Sonia a une révélation qu’elle estime affreuse et vaine : « le sens de notre Hamlet dépendait de cette souffrance. C’était le contexte qui lui donnait sa force », révélation qu’avait déjà eue Mariam, elle le comprend alors. « Notre pièce avait besoin des manifestations, alors que les manifestations n’avaient nul besoin de notre pièce. »
À chaque épisode de son parcours, chaque anagnorisis, la narratrice prend soin de planter le décor comme en régie, cadre, éclairages, accessoires, costumes, gestuelle, et les émotions qu’elle en éprouve. Les passages narratifs alternent avec des séances de répétition où le texte est disposé comme un dialogue de théâtre. L’édition française a coupé quelques redites, élagué des passages bavards style atelier de creative writing. Des coupes plutôt bienvenues, mais on peut déplorer le manque d’attention, ignorance ou indifférence, à la terminologie du théâtre. Raked seating, ce ne sont pas des sièges éraflés mais disposés en gradin. Hamminess, dérivé de Hamlet, ne signifie pas ringardise mais cabotinage, et method acting, non pas de vagues méthodes expérimentales mais l’école de Lee Strasberg inspirée de Stanislavski. Avant de passer au bleu post-Brexit, la couleur maroon du passeport britannique était le bordeaux européen, pas le marron. Et mieux vaudrait dire rive Ouest plutôt que rive gauche pour désigner la Cisjordanie. Quant à la version longue de Hamlet, l’erreur cette fois vient de l’autrice : les fans d’Antoine Vitez le savent, une représentation du texte intégral dure cinq bonnes heures, pas trois heures et demie.
À quelques jours de la première, les acteurs font de la publicité sur Facebook, défilent, visages peints comme dans la commedia dell’arte, autour des statues et des lions du square al-Manara, et donnent en plein air une version stylisée de la scène des comédiens, comme s’ils distribuaient des flyers sur le Royal Mile au festival Fringe d’Édimbourg, l’équivalent de notre Off. Leur décor, un mur presque aussi haut que celui qui longe la salle de théâtre, a été confisqué par l’armée. Le suspense est maintenu jusqu’au bout, à mesure que les obstacles se multiplient, coupures d’électricité, espions infiltrés, fouilles, menaces, interrogatoires, bouclage du périmètre. Joueront-ils ?
- Cette conférence, traduite par Josée Kamoun, paraît en même temps que le roman sous l’intitulé Reconnaître l’étranger. La Palestine et le récit, Tracts Gallimard n° 10. La version originale est accessible en ligne.
↩︎ - « The Revolutionary Power of Palestinian Theater : Isabella Hammad Reflects on How Art Can Still Effect Change », 4 avril 2023. L’autrice y interroge la place du théâtre dans la résistance palestinienne. ↩︎
- Les citations de Hamlet sont données dans la traduction d’Yves Bonnefoy (Gallimard). ↩︎
