Les cartes de la colonisation israélienne

Description minutieuse du processus de colonisation israélienne à travers ses enjeux territoriaux mais également politiques, démographiques, économiques, 31°Nord 35° Est de Khalil Tafakji marque d’abord le lecteur par sa dimension autobiographique. Ces Chroniques géographiques de la colonisation israélienne livrent le témoignage d’un « technicien », dont l’objectif tout au long de sa carrière professionnelle fut de « faire parler les cartes ». Fin février, le journal palestinien al-Ayyam rapportait, sans qu’on en sache la raison, que le géographe avait été arrêté chez lui à Jérusalem et interrogé plusieurs heures par la police israélienne.


Khalil Tafakji avec Stéphanie Maupas, 31° Nord 35° Est. Chroniques géographiques de la colonisation israélienne. La Découverte, 256 p., 19 €


Ce récit géographique vient à la suite d’une série de travaux sur l’histoire et les mécanismes de la colonisation. Eyal Weisman, architecte israélien, a décrit en détail les stratégies qui président à l’installation de chaque colonie (Hollow Land, 2007). L’ouvrage de Khalil Tafakji n’est pas sans évoquer également certains films comme Route 181 d’Eyal Sivan et Michel Khleifi (2003), qui questionnait les frontières politiques à travers un voyage le long de la « Ligne verte ». Plus récemment, Stéphanie Latte Abdallah et Emad Ahmad ont soumis un GPS à l’épreuve du territoire morcelé de la Cisjordanie dans Inner Mapping (2017).

Il ne s’agit pas ici d’un road trip en tant que tel à travers la Cisjordanie, coupée du nord au sud par d’imposants blocs de colonies, mais du témoignage d’un géographe qui a lui aussi, tout au long de sa carrière, foulé sans relâche le territoire, « de long en large », « comme un artisan », afin d’enquêter pour découvrir comment les guerres et l’occupation avaient redessiné la Palestine historique. Si le récit peut parfois avoir les allures d’un exposé froid et distancié, l’auteur ne se prive pas d’exprimer des prises de position bien tranchées. Il se montre très critique à l’égard des stratégies d’expansion territoriale israéliennes, tout en portant un regard sévère sur le leadership politique palestinien. Il est particulièrement indigné lorsqu’il évoque ces « arpents de territoire dont s’emparaient de force les colons les plus extrémistes et qui, par la magie d’une série de lois historiques ou votées sur mesure, étaient finalement légalisées par Israël » ou quand il écrit encore : « Mais on ne peut pas transformer chaque lieu en un site religieux au motif qu’un rabbin, X ou Y, a prié ici ! »

Khalil Tafakji avec Stéphanie Maupas, 31° Nord 35° Est. Chroniques géographiques de la colonisation israélienne

Le mur de séparation, vu de Jérusalem (2007) © CC/W. Robrecht

Bien plus que de chroniques géographiques, il s’agit des chroniques d’un géographe témoin des accomplissements de sa génération, selon lui « la dernière génération qui pourra dialoguer avec vous [les négociateurs Israéliens]. Les nouvelles générations se dirigent plus vers la rigidité ». Khalil Tafakji décrit son métier de géographe-cartographe, ses études dans une université syrienne puis son poste d’enseignant en Libye, jusqu’à ses débuts en 1983 à la tête du « département de cartographie et d’enquête » dans la Société d’études arabes, aux côtés de Faysal al-Huseyni (1940-2001), directeur de la Maison de l’Orient, sorte de municipalité informelle, à Jérusalem.

Madrid, Oslo, Washington, Camp David, Taba… son récit de carrière entre en résonance avec les différentes phases des négociations de paix et de l’avancée de la colonisation. Il se déroule au rythme des résolutions de l’ONU depuis 1947. Les négociations diplomatiques avec Israël constituent la toile de fond du livre, et son point de départ : le géographe participe à des réunions dans le cadre de pourparlers, et travaille à créer le plus de données possible sur la fabrique des colonies et l’agenda de la colonisation. Convié à ces rencontres en tant qu’expert, il donne à la géographie et aux cartes un rôle majeur dans la définition des équilibres politiques : « Arafat n’avait pas de cartes » quand « les Israéliens ont toutes les cartes possibles ». Lors des pourparlers de 1995, pour conclure le statut d’Hébron notamment, il se souvient de la carte présentant la partition de la ville en deux zones : Yasser Arafat « aurait dû rejeter cette carte d’emblée, refuser de la regarder ». Sous la plume de Khalil Tafakji, « la géographie est une arme ». Le géographe évolue dans les cercles du pouvoir, mais rappelle sa position de technicien, éloigné de l’engagement partisan.

D’un côté, l’auteur s’accroche au droit international, à cette « Ligne verte » qui ne cesse d’être bafouée, il tient à Jérusalem-Est comme capitale ; de l’autre, il dénonce la façon dont la colonisation avance à marche forcée et les conditions de vie des Palestiniens qui ne cessent de se dégrader à Jérusalem et en Cisjordanie, de leur statut à leurs déplacements et jusqu’aux arrestations. L’ouvrage montre clairement le processus par lequel le territoire palestinien a été morcelé. Il est désormais réduit à quelques cantons, coupés les uns des autres par les blocs de colonies, les routes réservées aux colons et le Mur, matérialisation irréversible de la discontinuité territoriale : « immense toile », « petits cantons », « peau de léopard », « enclaves », « champ de confettis », « un archipel de 169 îlots », « gruyère », « labyrinthe », « petits bantoustans »… les métaphores ne suffisent pas pour décrire une situation qui dépasse l’entendement.

Khalil Tafakji avec Stéphanie Maupas, 31° Nord 35° Est. Chroniques géographiques de la colonisation israélienne

31° Nord 35° Est révèle les mécanismes de la colonisation, sa « chorégraphie » comme politique d’État depuis sa création, à travers l’exposition des plans d’urbanisme, des politiques de zonages, de l’organisation du foncier : « Le théâtre des plus grandes violences à Jérusalem est celui du cadastre ! » Le livre détaille le développement de chaque colonie, de l’avant-poste qui deviendra ensuite une véritable ville bénéficiant de tous les services municipaux israéliens : Ofra, Kiryat Arba, Efrat, Kfar Etzion, Ma’ale Adumim, Ariel, Pisgat Zev, Har Homa, Gilo, Beit El, Psagot. À Modiin Ilit, la plus peuplée, résident désormais 70 000 personnes.

Le discours est incarné, certes, mais il reste, étayé sur des données chiffrées et des études de cas systématiques, celui d’un scientifique. Khalil Tafakji introduit des nuances dans l’idéologie qui sous-tend l’installation de chaque nouvelle colonie, comme dans les motivations (économiques, politico-nationalistes, religieuses) de leurs résidents israéliens. Les allers-retours dans le temps constituent sans doute l’apport le plus intéressant de l’ouvrage, qui prend l’allure d’un retour nostalgique sur le passé, d’un constat amer de la situation présente et d’un questionnement inquiet sur l’avenir.

À travers ses cartes, Khalil Tafakji propose en effet un regard sur la Palestine historique d’avant 1948, et sur la mémoire de la « Nakba ». En Israël, les parcs naturels et les complexes touristiques recouvrent désormais les ruines des vieux villages palestiniens. La profondeur historique convoquée permet de prendre la mesure des couches du palimpseste de frontières et de statuts que représente le territoire israélo-palestinien. L’autoroute numéro 5, destinée à relier la colonie d’Ariel au territoire israélien, « écrase de fait la Ligne verte ». « Aucun signe n’identifie le passage d’une frontière, comme si ces implantations se trouvaient sur le territoire d’Israël. »

Khalil Tafakji avec Stéphanie Maupas, 31° Nord 35° Est. Chroniques géographiques de la colonisation israélienne

Colonie israélienne près de Jérusalem (2005) © CC/Xavier Malafosse

En creux, ce récit constitue aussi un hommage aux accomplissements de la Maison de l’Orient et au courage politique de celui que l’auteur appelle « mon ami, mon chef et mon guide », Faysal al-Huseyni, sans qui il n’y aurait « plus de leadership à Jérusalem ». Les coordonnées géographiques du titre consistent elles-mêmes en une métaphore de Jérusalem. Une partie importante de l’ouvrage est en effet consacrée au cas particulier de ce qui devait être la capitale d’un futur État palestinien. Peut-être Khalil Tafakji lui accorde-t-il une place tellement importante parce qu’il en est lui-même originaire. Son attachement à sa ville natale est d’autant plus fort qu’il y est considéré comme un « étranger » depuis 1967 et la loi de 1980 déclarant la ville « capitale une et indivisible » d’Israël. Un pas de plus a récemment été franchi par l’administration américaine lors du transfert de son ambassade de Tel Aviv à Jérusalem.

Tel un lanceur d’alerte, Khalil Tafakji précisait déjà à Yasser Arafat en pleines négociations d’Oslo : « Si l’on regarde les cartes, il n’y a pas d’État palestinien… Vous n’avez rien ». Pour le géographe, l’annexion est en quelque sorte déjà certaine, selon lui c’est la seule « ligne d’horizon » de l’État israélien. Les cartes invitent à évaluer la distance entre ce qui est de jure et ce qui est de facto, expressions répétées à plusieurs reprises. L’entreprise ici est de démonstration : le nombre et l’enchaînement des résolutions de l’ONU témoignent de l’échec de l’application de ce droit dans les faits et de l’imposition d’un État de fait sur le terrain par Israël. Seule la réponse apportée par le droit international, à travers la Cour pénale internationale, peut éventuellement contrebalancer l’amertume de Khalil Tafakji, qui lit dans les cartes comme dans des boules de cristal. La collaboration de Stéphanie Maupas, journaliste spécialiste de la CPI, n’est pas un hasard.

Khalil Tafakji conserve aujourd’hui les données qu’il a recueillies alors comme autant de preuves des crimes causés par la colonisation. Il semble par ce récit tirer sa révérence après une longue carrière dans les différentes phases de la négociation avec les Israéliens et rappelle ceci : « Ils ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas ». « Nous avons tous les documents pour chaque colonie […] Si l’Autorité palestinienne veut se rendre à La Haye [sous-entendu à la Cour pénale internationale], nous possédons tous les dossiers » : la phrase finale sonne comme une prise à partie de l’Autorité palestinienne.

À l’heure où l’administration américaine tente d’imposer les vues israéliennes sur le territoire palestinien par l’intermédiaire du mal nommé « deal du siècle », il semble plus que jamais nécessaire d’ancrer la réflexion dans l’histoire, celle qui a vu les premières tentatives d’accords, ainsi que dans les cartes, qui disent l’absence d’État et, bien au-delà, la vie invivable de plus de quatre millions de Palestiniens.

Tous les articles du n° 98 d’En attendant Nadeau