Marielle Macé livre, dans un texte fort d’une intimité partagée, un hommage à Stéphane Bouquet. En se glissant au plus près du corps d’une œuvre et des textes, de phrase en phrase, elle témoigne de ce qui demeurera. Rien de moins qu’un millier de « phrases pour la suite ». Un hommage personnel pour un artiste polymorphe.
Pour Alessio Baldini
Stéphane Bouquet vient de mourir, « malgré l’amour » ; l’homme de la vie même, de son élan et de son allégresse ; le garçon plutôt, le toujours jeune homme, épris, aimant, intense et angélique, dont toute l’œuvre était faite pour délicieusement nager et nous faire nager dans le flux désordonné de la vie.
« On commence à écrire, en général, moi en général, en croyant bêtement qu’on voudrait se sauver de la mort, et on découvre qu’on veut se sauver dans la vie, la toucher, s’agiter dans le flux perpétuel de ce mot ».
Depuis que j’ai découvert ses livres et l’ampleur de son œuvre, Stéphane Bouquet m’est devenu indispensable. Le lire, le fréquenter, l’écouter penser, voir son visage et ses gestes me sont devenus indispensables, comme à beaucoup de ses lecteurs et de ses amis. Tous les témoignages d’admiration et d’émotion qui se multiplient à peine une semaine après sa disparition disent à quel point sa poésie constitue une offrande, une salvation. Stéphane Bouquet laisse en effet une œuvre considérable. Plurielle, diffuse et palpitante, riche de près de vingt recueils et traductions. Une œuvre qui offre des expériences de langage d’une profondeur et d’une précision inouïes, pour se rapprocher en parole du courage et de la surprise d’être en vie. Une œuvre qui donne des « phrases pour la suite ».
– « Des phrases pour la suite » : cette formule, qui sonne comme une promesse, ou même déjà comme un cadeau, est le titre d’un des poèmes de son dernier recueil, Tout se tient. Et ce pourrait être le mouvement de toute sa poésie, telle qu’elle se déploie depuis plus de vingt ans : venez, je vous donne des phrases pour la suite, des phrases d’avenir, de « demains », des phrases pour continuer ; tenez, voici des énoncés de « contre-absence », de « respérance » et de « pré-paradis ». Dans le monde tel qu’il va, pour l’aimer encore, et pour que la vie reste vivante, qu’on s’en assure, qu’on le vérifie, qu’on s’en donne des preuves, qu’on ne cesse plus de l’attester. Et prenez vite, avant que la douceur ne s’épuise.

Les textes de Stéphane Bouquet disent les mille liens, les mille chances de liens, les agencements infiniment renouvelables qui peuvent surgir entre nous : l’amour, le désir, l’engagement ; et, en deçà : le voisinage, le bavardage, le frôlement, la caresse, la lecture : « nous sommes les voisins les uns des autres, nos vies sont des solitudes avec intersections plus ou moins grandes, plutôt moins que plus en général ». (Nous nous étions d’ailleurs dit, il y a quelques années, que « nous » n’était peut-être pas le pluriel de « je », mais le pluriel de « seul ».)
Comme Sappho, à laquelle il a consacré de très belles pages, il aimait le monde « à la folie, dans sa substance de monde, dans la richesse de ses sensations », il voulait le constater, le dire, le prononcer et le re-prononcer dans « la multitude adorable de ses détails ».
Il aimait la mer, les paysages de rivières, les villes – les grandes villes et leurs « dangereux débarquements d’espérance », le calme, la danse, la neige, la conversation. Chez les gens il prisait la bonté, l’attention, la gaîté, et, discrètement, un certain stoïcisme devant l’épreuve. Il aimait la poésie des autres, il les lisait, les traduisait, les commentait, les inventait parfois, et les prenait avec lui dans l’écriture. Poésie américaine, latine, grecque, italienne… Écrire et lire auront eu chez lui ce même « horizon d’utopie : l’adorable palpitation de vivre ».
Sa poésie voulait être active, efficace dès maintenant, elle promettait le désir, l’étreinte. Ses vers (comme ceux des poèmes antiques) regorgent d’impératifs de prière et d’appel : « viens, viens ici, viens à moi, sois heureux, apporte encore des mains, parle-moi, délivre-moi… ». Ce ne sont pas là exactement des textes, mais des situations de vie, des moments de vie. Et l’enjeu, l’espoir, est de nous faire participer davantage à ces situations. De produire un sentiment physique du monde, une sensation de vivre, comme si l’on était doucement (tristement aussi, parfois) posé par le poème « dans la paume de quelque chose ».
« Ce qu’il faut, c’est pouvoir prononcer “c’est ici” de temps en temps ; de temps en temps coïncider suffisamment avec la proposition que nous font les choses quand elles courent se blottir contre nous, comme une portée de chiots ou nous caresser façon vent de sable. »
Des phrases donc, pour être vivant et le sentir vraiment. Quel cadeau. Mais pourquoi dire, avec insistance, « des phrases » ? Parce que la poésie de Stéphane est un art (devenu rare) de la grammaire. Ce qui compte dans son écriture, ce ne sont pas les mots, pris un à un – les mots poétiques, de haut voltage, prononcés gravement et au bord du silence ; ce ne sont peut-être même pas les vers (ou plutôt les versets dans lesquels flue érotiquement chez lui la sève de la parole) ; ce sont les phrases : les « phrases comme une technique humaine / de s’épouiller / vu les singes imberbes / que nous sommes devenus / privés en outre / de la virtuosité des arbres ».
Les phrases sont les unités simples de la conversation, du bavardage même. C’est en phrases que l’on s’adresse les uns aux autres, que l’on prend soin les uns des autres, quand on avance sa parole comme on tendrait la main, pour aller vers quelqu’un, s’approcher, le toucher.
« Il arrive que les phrases soient la même chose que des mains qui vous auraient trouvés par hasard […] et alors vous comprenez que c’est exactement l’avenir espéré : avec là-bas, à l’horizon, à cause de quelque chose qui se lève (appelons ça une étoile) l’espoir qu’on pourra (à nouveau) (à nouveau ? ou pour la première fois ?) habiter à plusieurs dans les phrases. »
– Habiter à plusieurs dans les phrases : on pense à ce qui se passe quand on se met à parler du temps qu’il fait, juste pour parler, établir ou garder le contact. On échange quelques phrases sur la pluie et le beau temps, parce qu’on ne se connait pas bien, parce qu’on n’a pas les mêmes idées, parce qu’on ne peut pas supporter le silence, ou parce qu’on s’aime tellement qu’on se le dit par la délicatesse même de l’insignifiance, comme le rappelait Barthes. On parle météo pour se tenir ensemble, simplement, et partager une certaine vérité de sensations. Stéphane s’est beaucoup intéressé à ce parler-météo (il adorait la pluie d’ailleurs, comme Pasolini, Mandelstam ou Jonas Mekas, qu’il a magnifiquement lus et traduits – la pluie paradisiaque qui, comme la syntaxe et comme l’esperluette, franchit « d’un bond réparateur / le ruisseau de la disjonction »).
Il faut justement savoir parler de tout et de rien, disait Stéphane, pour ne pas tuer « l’air agréable du soir, la fluidité des répliques, les rires un peu idiots, la séduction ductile qui court entre les corps quand on partage tout et rien, surtout rien ».
Et parler en poème, précisait-il, n’échappe pas à la règle.
« Dès qu’un poème a son grave avis à donner lui aussi, le monde à nous expliquer lui aussi, il y a de fortes chances qu’il étouffe la conversation dérisoire de la vie, la seule qui soit à la hauteur de l’existence comme hasard pur et intense laisser-aller. […] Si la poésie doit construire un monde commun, comme il est possible après tout que ce soit son grand projet, elle n’a pas d’autre objectif alors que de trouver (au sens de trobar, au sens d’inventer) le rythme allègre d’une parole qui soit suffisamment anodine pour bâtir un espace où, nous tous, nous puissions nous tenir et nous retenir, familièrement. »

Il y avait là, pour Stéphane, le début d’une politique. Car les phrases sont autant de petites scènes de rassemblement ; elles circulent d’une bouche à une autre, s’agitent dans nos corps comme les gens sur une place. Elles forment ce qu’il a appelé La Cité de parole.
« Tout se passe place Syntagma, qui est une grande espérance de phrases assemblées ».
– La place Syntagma, Syntágmatos, est le lieu où se sont rassemblés les citoyens athéniens mobilisés en 2011 contre la politique d’austérité en Grèce, et pour « la démocratie réelle ». C’est leur place de la République si l’on veut, celle où l’on converge, précisément, pour essayer de dire « nous », espérer un avenir commun et se tenir un peu ensemble.
Les phrases mettent les choses du monde en relation. Ce sont elles qui réalisent en langue les liens, les attachements, les rapports, qui font tenir ensemble les choses disjointes. Stéphane a d’ailleurs intitulé son dernier recueil Tout se tient. Il a repris cette expression d’une page d’Auguste Blanqui, dans L’Éternité par les astres, écrit en prison en 1871 : « Tous les corps, animés et inanimés, solides, liquides et gazeux, sont reliés l’un à l’autre par les choses mêmes qui les séparent. Tout se tient. ». Et Stéphane de souligner la beauté de cette proposition : ce qui fait séparation est aussi, en vérité, le lieu caché et secret du lien. Exactement comme dans la grammaire je crois, qui sait franchir le vide entre les mots, pour faire tenir un sens, et nous maintenir serrés ensemble dans la signature provisoire d’un accord, dans la minuscule solidarité que propose chaque phrase.
Si cela sonne si juste c’est qu’il ne s’agit pas, pour espérer être heureux, de se libérer de ses liens, mais d’être bien attachés : savoir à quoi l’on tient (à quoi l’on se tient, et qui vous tient), savoir de quoi on ne veut plus et dont il faut se délier au plus vite, dire ce dont on ne saurait se passer, ce qu’il faut préserver peut-être même pas pour nous protéger nous-mêmes, mais pour protéger notre amour de la vie. Stéphane Bouquet m’y a tant aidée, m’y aide.
Et s’il fallait une seule phrase, une phrase pour « d’incontestables demains », elle pourrait se réduire à quelques mots grammaticaux, un pronom, une conjonction, un adverbe, en particulier l’adverbe « encore ». Stéphane osait d’ailleurs en faire des énoncés suffisants :
« Encore à nouveau. »
« Pendant que encore. »
« jusqu’à ce que maintenant encore. »
L’« encore » de Stéphane Bouquet n’est pas l’« encore » de Beckett ou de Flaubert (celui de la lassitude, de la fatigue du métier de vivre). Non, c’est le mot de la vie même, celle qui aura tenu jusque-là, jusqu’à présent, et qui continue d’insister, vulnérable mais maintenue, soutenue, déposée dans les mains des autres. – « On continue ? » : ce sont les derniers mots du Fait de vivre (et ils viendront à tout jamais nous chercher, nous sourire).
« Encore » est le mot du désir, infini ; puisque aimer, c’est vouloir encore, en vouloir encore, espérer encore. Peut-être pour tout, peut-être pour rien, mais encore. « Encore » est le mot des amants et le mot des enfants : « encore ! » ; qui ne voient pas pourquoi un bonheur ou un plaisir devrait s’arrêter, et ils ont raison.
« La vie est belle si et seulement s’il est encore prévu qu’elle le soit, disons, dès demain ».
« Car le désir produit ce nous qui est l’effort éternel de tout poème. Ici et maintenant encore »
Ici et maintenant Stéphane, encore.