Un scénario réparateur

Une femme meurt. L’écriture la ressuscite à travers différentes étapes, la modifie et modifie ce faisant l’expérience du lecteur. Stéphane Bouquet s’attelle à un genre qu’il connaît bien, le scénario, et en viole allègrement tous les carcans.


Stéphane Bouquet, Agnès & ses sourires. Post-Éditions, coll. « Faux raccord », 56 p., 10 €


On pense d’abord à deux textes comiques : une nouvelle de Mathieu Lindon, intitulée « Maharadjah, roman résumé » (Le Serpent à Plumes n° 2, 1993), et une remarque horrifique de Pierre Bayard dans Comment améliorer les œuvres ratées ? (Minuit, 2000). Autant qu’on se souvienne de la nouvelle, le fou rire naissait de l’accélération des actions et des erreurs de montage entre elles, le résumé que faisait Lindon de son supposé roman étant volontairement massacré. Dans le second texte, Pierre Bayard consacre un chapitre à la question de savoir si l’on peut « aggraver » des œuvres littéraires déjà ratées. À propos de Duras, il note que, pour amocher son texte, ce n’est pas compliqué : « citée un peu plus longuement », elle en vient, « par simple répétition, à se détruire elle-même ».

Bref, dans le cas d’une œuvre, moins c’est moins et plus c’est aussi moins, en vertu d’Aristote et de l’étendue nécessaire et suffisante d’un texte. Aussi n’est-ce pas la moindre vertu du nouveau Stéphane Bouquet que d’annihiler cette règle en réussissant à alléger son écriture tout en l’allongeant, à atteindre à une sorte de suspension sublime par l’ajout. La collection où paraît ce petit livre s’appelle « Faux raccord ». Elle est consacrée à des « écrits cinématographiques qui sont autant d’opérations de déplacements entre l’écriture et le monde via le cinéma ». Bouquet, qui est entre autres scénariste, se livre ici à un exercice a priori calibré, mais qu’il détraque au fur et à mesure que l’on tourne les pages. Agnès & ses sourires est en effet le titre d’un film dont nous lisons d’abord le pitch ou la « logline », puis le « synopsis » en dix lignes, puis en vingt lignes, puis en quatre pages, puis le « traitement », suivi d’une « description des personnages », d’une « note d’intention » et enfin d’une « note du producteur » qui achève de nous faire basculer dans la fiction de l’écriture, où Bouquet dessine un autoportrait râpeux à la troisième personne (on vous laisse lire ce qu’il dit de lui).

Stéphane Bouquet, Agnès & ses sourires.

« Agnès a un cancer. Son ambulancier attitré s’éprend follement d’elle, un périphérique après l’autre. Mais Agnès meurt (malgré l’amour). L’ambulancier qui ne pourra donc vivre avec elle choisit de vivre parmi elle, au milieu de ses meubles. » Voilà la « logline », un peu longuette et un peu trop poétique au regard des canons en vigueur. Au fur et à mesure que se déploie le synopsis, en dix lignes puis vingt lignes, puis quatre pages, des archipels apparaissent ou disparaissent, des détails s’éloignent ou se rapprochent, des fragments de dialogues qui étaient dans une version sont résumés dans la suivante et vice versa : le paysage du récit se métamorphose à vue. Stéphane Bouquet réussit à la fois à réaliser une enquête sur l’écriture (expansion, contraction, diastole, systole) et à tisser une toile, on l’a dit, qui s’affine paradoxalement en s’étoffant : c’est d’ailleurs l’un des motifs du texte : « « Je suis beaucoup moins lourde qu’avant » dit Agnès d’un ton enjoué, léger, contre-mortel », tandis que son ambulancier, nommé Teddy, la porte sur cinq étages dans ses bras. Mais après sa mort, écrit Bouquet, « un tas de dialogues mélancoliques pourrait naître sur [l]es lèvres » du frère d’Agnès, qui cède les meubles de sa sœur à Teddy, « sur le poids des objets qui composent une vie, sur « ma vie pèse 1 253 kg de choses » ». Écrire, parcourir les stations d’une passion, s’alléger, réaménager la vie malgré le poids de celle-ci : cela vaut comme métaphore du livre tout entier.

Évidemment, l’enquête sur l’écriture comme réécriture est aussi une leçon de lecture : car, en repassant exactement par certaines phrases ou pans de phrases identiques d’une version à l’autre (par exemple « oublier très lentement la main que nous avons tenue, sous les arbres »), le lecteur s’aperçoit qu’il les comprend autrement, que les harmoniques de la note résonnent différemment, comme le souvenir d’un être aimé que l’on déplacerait dans une nouvelle maison, de chambre en chambre, et qui prendrait un sens nouveau à chaque étape. On ne racontera pas ici les détails de l’histoire d’Agnès, on ne fera pas la série de ses métamorphoses. Inutile également de chercher à tirer une philosophie générale du récit. La « note d’intention » s’en charge très bien : «Agnès (le film) ne sera pas une théorie de l’amour, mais sa pratique ou sa praxis […]. L’idée que défend Agnès & ses sourires, si un film au fond a une idée à défendre, c’est qu’il n’y a au monde que sexualité, c’est-à-dire tentative d’apaisement de la faim ontologique créée par l’absence qui nous creuse ».

En revanche, peut-être peut-on s’arrêter un peu scolairement à quelques épiphanies qu’ouvre le texte, par sa poésie si volontiers étanche aux attentes d’une commission d’aide cinématographique moyenne. Ne serait-ce que la première occurrence des sourires d’Agnès : « Un jour l’ascenseur est en panne et Teddy monte Agnès, qui habite au cinquième, dans ses bras fantastiques et fantasmatiques d’ambulancier. À chaque étage il se passe quelque chose – d’autre, d’improbable, de fictionnel, d’inventé, de miraculeux. Mettons, au troisième, elle lui raconte certains de ses sourires au passé. Dans un de ses sourires d’enfance, lui, Teddy, était déjà contenu. » Comme on le voit, Bouquet introduit une bonne dose de subjectivité dans le regard porté sur les personnages. Indication de cinéma précieuse, film moderne : arriver à montrer des bras aussi bien « fantastiques » (expression tirée du sens commun ou d’un genre littéraire) que « fantasmatiques », c’est-à-dire vus depuis Agnès ou le scénariste lui-même. Filmer « l’autre » dans cette gradation du vulgaire et journalistique « improbable » au religieux « miraculeux ». Mais surtout, on aime l’inventio, précisément, des « sourires au passé ». Qu’est-ce que cela signifie : racontés au passé ? tournés vers le passé ? ayant vécu dans le passé ? Des sourires revenants, en tout cas. Et pleins, nous dit le texte, d’éternité, puisque Teddy, 35 ans, est « déjà contenu » dans le sourire d’enfance d’Agnès, 44 ans.

Tout ce qu’on examine ici si lourdement et de travers, l’essentiel, bien sûr, est que Bouquet l’écrive entre les mots, par de légers frémissements d’une version à l’autre de son « film » intérieur : « Même pas un fantôme peut-être, juste une neige de fantôme qui tombe sur le monde, tombe-enveloppe, enveloppe-caresse les contours des choses. » Agnès & ses sourires est une lecture d’une infinie douceur, d’une grâce contagieuse, une réparation qui ne rend pas idiot ni ne renvoie au Même, mais qui cicatrise la peau pour en former une nouvelle, toujours recommencée, toujours à vif et en même temps apaisée.

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