L’Italie est un pays de patrimoine, elle est aussi un territoire vivant, qui gronde, tremble et crache. Cette vitalité tellurique est un risque pour le patrimoine, elle est aussi, du sud au nord, une condition de la vie sociale. Dans Le fil sans fin en 2022, Paolo Rumiz enquêtait sur les valeurs européennes positives héritées de la règle bénédictine. Il reprend ici ce qu’il appelle ses errances narrabondes. De la Sicile au Frioul, il s’est fait voyageur-sismographe et ethnographe.
Italien du Nord, il rend visite sans arrogance au mezzogiorno. Il écoute ses habitants qui, de génération en génération, ont survécu à ces crises géologiques. Il est aussi attentif et critique de la gestion de ces événements par l’État, surtout au cours des décennies contemporaines. L’enquête commence en Sicile : la grande île est un fragment malmené entre la plaque tectonique africaine et la plaque européenne, la première poussant la seconde de 7mm par an en moyenne, laquelle, de proche en proche, remonte vers le nord de la péninsule. Tout au long de son voyage, Paolo Rumiz consulte la carte géologique pour connaitre la situation du lieu où il se trouve dans cette mosaïque italienne instable. Il rencontre des experts de chaque dynamique à l’œuvre : le soufre, les séismes, le volcanisme, et il retient leur diagnostic.
En contrepoint de cette attention savante, positiviste, il échange avec des personnalités locales qui gardent la mémoire des séismes récents et plus anciens. L’histoire de ce territoire est scandée autant par les séismes que par des événements politico-militaires. Chaque région a sa propre mémoire de ses épreuves. Ainsi, à 14 h 45 le 11 juillet 1693, à l’est de la Sicile, une série majeure de secousses, « u trimoru », détruit villages et villes ; les reconstructions de celles-ci nous valent aujourd’hui les beautés baroques de Noto, Raguse, Modica. Ces réussites sont dues au despote éclairé qu’était le duc de Camastra. Leçon oubliée par les pouvoirs publics. Paolo Rumiz, en suivant ce chemin des séismes les plus contemporains, remarque que les habitants subissent « la double punition du tremblement de terre et de la reconstruction ». Ces crises sont des opportunités pour les affaires du BTP, des promoteurs, qui profitent des méandres du mal governo, lesquels permettent la captation des euros après celle des lires.

Et quel est le rapport au Ciel pour ces sociétés périodiquement malmenées par la Terre ? Jésus, dans l’évangile selon saint Luc, les a prévenus que « la fin des temps s’annoncera par de grands tremblements de terre ». Dans cette attente, les croyants se trouvent des intercesseurs, San Emidio est l’un des plus invoqués d’entre eux. Paolo Rumiz rend visite à sa momie-relique à Ascoli, des missionnaires ont porté son renom, sinon sa vertu, jusqu’aux Philippines et en Californie. En novembre 1570, à Ferrare, soit le Grand Nord italien, la plaine du Pô tremble, Pie V, pape inquisiteur, ordonne l’éloignement de la communauté juive, qu’il estime coupable. Le duc Alphonse II s’y refuse, et demande à des savants « renaissants » de rechercher les causes. Ainsi débute la première recherche laïque sur le cas sismique italien. La volcanologie italienne a suivi cet exemple, elle prête depuis trois siècles une attention clinique à ce territoire qui est, comme le Japon, un laboratoire à terre ouverte. Paolo Rumiz sollicite les ingénieurs de l’Institut national de géophysique, dont les capteurs surveillent jour et nuit la tension de la Botte. Ce capital actualisé de connaissances a permis au Sénat italien de faire un état des lieux tectoniques. Suivi d’un règlement déterminant les normes antisismiques de construction, consignées dans un grand plan national en 1980. Ce bel ensemble a vite été la proie de dérogations multiples. Ainsi, l’enquête sur la grande voix des profondeurs croise une analyse du clientélisme qui ménage pour les urnes ses voix politiques.
Dans ce récit, les étapes les plus captivantes sont celles des régions montagneuses de l’Appenin central, de l’Irpinia et des Abruzzes. Rumiz qualifie ce trajet « d’autoroute des tremblements de terre », là le « trafic » a été chargé depuis quarante ans. Les témoins sinistrés y sont encore nombreux pour relater leurs épreuves. Nous avons encore en mémoire le séisme qui a détruit la ville de L’Aquila en 2009. La catastrophe a été suivie d’une mise en média, « mélasse de la compassion, funérailles de L’Aquila retransmises au ralenti avec des musiques qui tiraient des larmes… ». Ces territoires déshérités, dépeuplés, oubliés par l’État, sont investis par les médias quand le drame assure l’audimat et la visibilité des édiles. Comble de cynisme, Silvio Berlusconi y déplace un G8.
Au milieu du récit, Paolo Rumiz, qui se qualifie lui-même de Nordique, conversant avec ses hôtes, propose de comparer les rapports des sociétés sicilienne et napolitaine à la Terre instable. Il écoute les voix des profondeurs montées de l’Etna ou du Vésuve, perçues à Catane, Messine ou Naples. Riccardo Muti, napolitain, lui a confié que la tonalité à Naples était « sans aucun doute en sol majeur ». Un Sicilien mélomane lui a déclaré avec conviction que son île était « en mineur, fort probablement en la ». Naples est une ville qui aime la danse, pratique longtemps honteuse en Sicile. Quant à la Terre, elle sonnerait creux à Naples et mat en Sicile. Ces oppositions sont surtout des propos de table, le soir après le coucher du soleil.
Puis, enfin, le Nordique revient à son pays, le Frioul, à Venzone. Ici, la famille tectonique est alpine. Le 6 mai 1976, les Alpes ont bougé, Venzone a été détruite. La reconstruction prise en main par une poignée de responsables locaux a été exemplaire, contre les bulldozers et les bétonnières. Rumiz, fier de cette réussite, ne la rapporte pas à une supériorité du Nord par rapport au Midi. Il considère qu’au moment de la restauration existaient ici encore des liens culturels et sociaux forts. Il craint que le Frioul ait été contaminé par « l’incivilisation de la consommation ».
C’est à la page 382 que le lecteur lit ce qu’il pressentait, le papier a frémi. Paolo Rumiz nous rapporte qu’un matin à Amatrice « à 6 h 02 une secousse de 3.2 sur l’échelle de Richter nous a arrachés aux couchettes du bungalow. Un coup sec, comme le saut à pieds joints d’un géant sur un plancher ». On imagine Rumiz échanger cette impression avec Paul C. qui, à Tokyo, le 1er septembre 1923 à midi, éprouve un séisme majeur : « C’est une chose d’une horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger comme emplie tout à coup d’une vie monstrueuse et autonome ». Tel un écho de la voix des profondeurs.
En notre siècle tout préoccupé du changement climatique qui se joue dans l’atmosphère, le livre nous rappelle que notre condition, ici et là, dépend de la lithosphère. Le jeu tectonique est plus imprévisible que la météo. À Naples, ce chaudron du diable, une cuisinière de Pantelleria dit à Rumiz : « Tu restes parce que l’air du volcan est un zéphyr divin ».