Dernier roman du journaliste, photoreporter et romancier italien Ermanno Rea, Nostalgia est paru deux mois après la mort de son auteur en septembre 2016. Il a pour cadre le quartier de la Sanità, où l’ancien résistant et membre du Parti communiste était né, en 1927. Depuis La peau de Malaparte jusqu’à Saviano en passant, dans un tout autre genre, par Elena Ferrante, Naples suscite un rapport d’amour et de haine. Nostalgia en est une nouvelle illustration.
Ermanno Rea, Nostalgia. Feltrinelli, 275 p., 18 €
« Cette histoire, nous dit le narrateur dès la première page, commence par la fin : la mort du protagoniste, Felice Lasco, tué de deux coups de revolver par celui qui dans sa jeunesse avait été son ami de cœur. »
Felice Lasco partage avec Oreste Spasiano une amitié forte comme on peut en éprouver à l’âge de quinze ans. Tous deux vivent à la Sanità, un des quartiers les plus populaires de Naples. Nous sommes dans les années 1950 et la ville n’est pas encore dévorée par la Camorra. Felice vit avec sa mère, gantière, un artisanat qui a fait le prestige de Naples avant que la production chinoise à bas coût n’y mette un terme. Oreste, lui, vient d’une famille habituée aux combines et au malaffare ; une graine de petit mafieux. Les deux garçons sillonnent les rues sur la moto de Felice avec un sentiment de liberté aiguisé par leur lien que rien ne semble pouvoir briser. Premiers vols à la tire, premiers délits, toujours à l’initiative d’Oreste, jusqu’au drame qui les sépare : la mort accidentelle d’un usurier lors d’un cambriolage qui tourne mal. Après le geste fatal, commis par Oreste, Felice quitte la ville et rejoint son oncle, un entrepreneur qui travaille au Moyen Orient sur de gros chantiers.
Pendant quarante-cinq ans, il restera loin de Naples. En Égypte, il a fait la connaissance d’Arlette, avec qui il partage une longue histoire d’amour sans pour autant fonder un foyer, condamné perpétuel à un exil inconscient. Sa mère est l’unique lien avec son lieu d’origine. Et ce n’est que lorsque la correspondance qu’il entretient avec elle s’interrompt brutalement qu’il décide de rentrer. Oreste a désormais une soixantaine d’années. Sans se l’avouer, il sait que son retour, vital, lui sera fatal. Au fond de lui sont demeurés le mystère d’une amitié rompue et le besoin de solder les comptes avec le passé. Retrouver sa ville, c’est retrouver le « ventre maternel », se confronter à soi-même et à ce qui n’est plus.
Naples, chaotique et bouillonnante, lui tend les bras avant de l’enserrer de ses griffes. Il renoue avec son quartier, se lie d’amitié avec Don Rega, le curé de la paroisse, un homme très engagé dans la sauvegarde du quartier, retrouve sa mère, victime de la vengeance d’Oreste, devenu un boss de la mafia, qui lui a extorqué son logement en échange d’un « trou ». Elle meurt, dans une très belle scène, peu après le retour de son fils qu’elle laisse irrémédiablement seul. Mais la réconciliation est impossible. Oreste n’a pas pardonné à Felice d’avoir voulu échapper à son destin. Quelques jours après lui avoir intimé l’ordre de quitter la ville, il le tue de deux coups de revolver.
Une contre-enquête sur les traces du passé
Si Nostalgia commence par la fin, c’est parce qu’en elle se concentrent les racines du mal dont Naples est la métaphore. Peu importe le mobile qui a poussé Oreste à tuer Felice. Comment deux frères ont-ils pu devenir ennemis ? Qui a trahi ? Le narrateur de cette contre-enquête est un vieux médecin de la Sanità, un « obscur bolchevique à la retraite », ami et confident de Felice Lasco, à travers lequel on devine le double de l’auteur, un « anticlérical non militant », comme il aimait à se définir : à lui de reconstituer les faits et de retracer la quête et la perte de Felice.
Le récit mêle, dans une langue fluide, passé et présent, fiction et faits réels (dont le procès d’un prêtre accusé à tort de pédophilie par la mafia qui a vu dans son engagement en faveur des jeunes une entrave à son extension), personnages ordinaires et figures symboliques, donnant au récit une réelle densité romanesque.
Le talent de Rea, et il faut lire ou relire son Mystère napolitain, Vie et passion d’une communiste dans les années de la guerre froide (Hachette Littérature, 1998, traduit de l’italien par Franck La Brasca) pour en prendre toute la mesure, est de faire de l’Histoire et de ses personnages une matière romanesque : comme Mystère napolitain enquêtait sur le suicide en 1961 de Francesca Spada, véritable journaliste et membre du PCI, le Don Rega de Nostalgia n’est autre que Don Antonio Loffredo, curé de la paroisse de Santa Maria della Sanità qui œuvre aujourd’hui à l’insertion des jeunes et à la lutte contre la mafia ; Rashid Kemali, qui incarne un syndicaliste respecté, fut le secrétaire local de la section Stella du PCI napolitain. Témoins de la mémoire sociale et intellectuelle de la ville, ils en incarnent le combat politique et moral. Mais la valeur documentaire du récit ne prend jamais le pas sur la fiction ; le journaliste que fut Rea a laissé la place à l’écrivain.
Au cœur de la ville, la Sanità, l’énigme du roman
Naples est bien sûr le personnage central du roman, une ville-monde aux innombrables facettes, où le contraste entre un passé prestigieux et l’état de déliquescence de certaines zones est saisissant (il faut parcourir l’Histoire depuis l’unification de l’Italie pour en comprendre les raisons). Est-ce ce paradoxe qui explique le rapport d’amour et de haine qu’elle suscite ? Cette volonté de la fuir en sachant qu’on ne peut lui échapper ? « Il n’est pas si aisé de se dérober à l’appel d’une ville quand on se sent lié à elle par des liens si intenses qu’ils paraissent indéchiffrables » écrivait le narrateur de Mystère napolitain : la nostalgie – la « douleur du retour » – qu’éprouve Felice cache un sentiment d’impuissance : il ne peut ni renoncer ni se libérer de son passé. Son retour est une reddition.
C’est plus précisément dans le quartier de la Sanità que se concentre l’action. Mieux qu’aucun autre, il incarne les contradictions de Naples. Lieu de sépulture à l’époque grecque, cette zone étroite, construite sur des grottes, des passages, des maisons basses « conçues comme pour engloutir celui qui fuit », s’urbanise progressivement de manière anarchique. Le pont construit par Joseph Bonaparte au XIXe siècle pour relier Capodimonte, la résidence des Bourbons, au centre, l’enjambe littéralement et contribue à l’isoler du reste de la ville, le livrant au fil du temps à la Camorra qui en fait un de ses territoires.
Mais ici, la Sanità est à mille lieues des clichés qui la réduisent à un ghetto gangrené par la drogue. L’auteur en révèle, par des digressions historiques, sociologiques, philosophiques, la splendeur passée : la beauté baroque de l’église de Fra Nuvolo, le mystère des catacombes de San Gaudioso, trésors au cœur de ce monde souterrain (auquel on peut accéder par un ascenseur depuis le pont) où « le souvenir des morts est comme une obsession collective, une religiosité mâtinée de folie païenne ». Rea, qui cultive le mystère, procède à rebours des romans ou des films dont Naples n’est que le décor d’une spectaculaire violence : c’est en rendant toute son énigme à ce quartier à l’abandon qu’il laisse s’exprimer « le silence et le tumulte d’un feu qui continue de couver sous les cendres ». Car il y a la mort, certes, mais aussi, la conscience du passé et l’espoir que les hommes se le réapproprient, comme l’illustre le personnage de la jeune diplômée des Beaux-Arts, tout entière vouée à la redécouverte du patrimoine de son quartier.
Au-delà du polar existentiel que l’on pourrait y voir, cette « chronique d’une mort annoncée » est un roman politique. Journaliste et homme engagé, esprit critique y compris vis-à-vis de ses propres idéaux, témoin des mutations de la société italienne, Rea (dont deux romans ont été traduits en français : Mystère napolitain précédemment cité, et Le démantèlement, Flammarion, 2006, traduit par Franck La Brasca, adapté au cinéma par Gianni Amelio sous le titre L’étoile imaginaire) a toujours porté un discours de combat et d’utopie, n’hésitant pas à dénoncer les travers de ses compatriotes (rappelons son essai La fabrique de l’obéissance, Le côté obscur et complice des Italiens, Feltrinelli, 2011). Nostalgia, son douzième roman, achève l’œuvre inquiète d’un homme resté fidèle à lui-même.