Lorsque Thomas Nagel imaginait il y a cinquante ans l’effet que cela fait d’être une chauve-souris, il défendait une thèse sur l’irréductibilité du mental au physique. Depuis, la chauve-souris a pris son envol, lançant nombre de discussions sur la conscience animale. Comme le montrent plusieurs parutions récentes, l’anthropocentrisme n’est plus de mise, les humains n’étant, comme l’écrivit Darwin, que des animaux « created from animals ».
On n’a pas fini de tirer les conséquences philosophiques du darwinisme. Depuis la conférence « L’influence de Darwin sur la philosophie » prononcée par Dewey en 1909, les philosophes ne cessent de prendre la mesure d’une révolution qui a fait éclater les cadres millénaires de la réflexion. La vision d’une humanité animale pourvoyeuse de variations spontanées, fonctionnant à l’instar de l’ensemble de la nature sous la contrainte de principes d’adaptation et de sélection des variations les plus utiles dans un contexte de ressources limitées, doit avoir d’énormes implications théoriques. Ou le doit-elle vraiment ?
Le philosophe néo-zélandais Stephen Davies répond positivement à cette question pour ce qui est de l’esthétique. Il se propose dans un ouvrage de 2012 tout juste traduit, L’espèce créative, d’évaluer nos sentiments et jugements sur le beau et nos productions artistiques à l’aune de l’évolution. D’un point de vue biologique, les comportements esthétiques sont « déconcertants et somptueux » : déconcertants, parce qu’ils ne semblent pas procurer d’avantage pour la survie de l’espèce ou de l’individu ; somptueux, parce que leur coût pourrait même les rendre en apparence nuisibles. L’humanité entretient avec plaisir et gratitude des relations esthétiques et artistiques qui n’ont pourtant sans doute pas été sélectionnées par le struggle for life. Autrement dit, si Paganini avait eu pour objectif de disséminer ses gamètes, il aurait mieux fait de ne pas passer tant d’heures à travailler son violon. Et s’il en résultait un avantage, l’universalité des comportements esthétiques empêche de le restreindre à une poignée de virtuoses.
Fort de ce constat, l’auteur décortique les relations entre évolution, art et esthétique – cette dernière prise en une acception libérale qui adjoint au sens du beau des qualités de plaisir liées à la perception (« le contact du velours, l’arôme du café ») et à l’accomplissement d’une fonctionnalité (une chaise procurant un « intérêt esthétique » par sa stabilité). Il évite à la fois le réductionnisme scientiste, qui écrase le culturel sous le biologique, et l’absolutisme esthétisant, selon lequel le sentiment du beau, sui generis, serait inexplicable. Si sa méthode consiste à s’interroger sur ce que l’on peut dire des origines évolutionnaires des comportements esthétiques et des pratiques artistiques, en s’appuyant notamment sur la paléontologie, il met beaucoup d’eau dans le vin de l’anthropologue cognitiviste ou du psychologiste évolutionniste, dont il considère les spéculations avec une bonne dose de scepticisme.

Cela le conduit à dégonfler des naïvetés qui ont largement cours, comme celle de la « biophilie » : lorsqu’à un questionnaire les participants répondent massivement que leur sujet de peinture préféré est un paysage naturel, ce serait bien sûr un héritage de nos ancêtres du Pléistocène à la recherche d’un habitat… Autre exemple, on gagne largement en clarté et en complexité à découpler la question de la beauté humaine de celle de l’attrait sexuel, alors que peu d’évolutionnistes le font, et à faire droit à la beauté d’un geste, d’un œil ou d’un bébé. C’est ainsi toute une mythologie évolutionniste relative à nos prédilections qui s’effondre face à l’examen méticuleux de l’auteur, dont les analyses toujours prudentes concluent bien des fois que, malgré leur intérêt, les « conjectures astucieuses » sur la valeur sélective de l’environnement naturel et social de nos ancêtres sont trop pleines d’incertitudes.
De sa passionnante enquête résulte l’évidence d’une inextricable pénétration des facteurs biologiques et culturels, que l’auteur se garde donc de vouloir séparer. Très prudent, son examen s’achemine vers la conclusion nuancée que le sens esthétique et la créativité artistique ont probablement un soubassement biologique. Mais si les comportements liés à l’art semblent être en connexion avec notre nature humaine évoluée, cela ne prouve évidemment pas qu’ils ne sont pas culturels. Entre les deux pôles se dessinent des ramifications subtiles.
Ainsi, il est vraisemblable qu’art et esthétique soient apparus davantage comme « pendentifs » (spandrels, un terme emprunté à l’architecture par Gould et Lewontin), c’est-à-dire comme sous-produits de l’évolution n’ayant pas en eux-mêmes de vertu pour la survie (comme l’ombilic ou la rougeur du sang), que comme adaptations de plein droit. Mais il y a aussi des raisons de penser que, pour subsister, l’art est pourvu d’une signification biologique plus forte.
Une analogie avec les plumes des oiseaux peut jeter quelque lumière. Elles sont apparues pour les besoins de la régulation thermique. Le vol, coûteux (au point que certaines espèces, faute de prédateurs, perdent cette capacité), n’est pas un pendentif de la thermorégulation aviaire, mais une adaptation structurale de certaines plumes, en relation avec d’autres altérations facilitant le vol. Les comportements liés à l’art pourraient en quelque sorte avoir suivi le même trajet : leur portée adaptative ne se réduit pas à leur origine, car ils peuvent avoir gagné un rôle évolutionnaire nouveau au cours de l’histoire humaine. L’universalité des comportements ne signifie pas qu’ils aient toujours rempli la même fonction.
Le philosophe américain James Rachels (1941-2003) s’est pour sa part attaché à tirer les « implications morales du darwinisme ». La plupart des partisans de l’idée que l’évolutionnisme sape les fondements de la religion et de la morale traditionnelles prennent le parti de ces dernières. Ce n’est pas le cas de l’auteur, qui, poursuivant la tradition d’humiliation de la raison, insiste sur la filiation des bêtes à l’homme, « créé à partir des animaux » selon la fameuse expression de Darwin qui donne au livre son titre original. Il rejette toute forme de spécisme, même modérée : un humain ne doit bénéficier a priori d’aucun privilège sur les autres vivants.
On opposerait volontiers l’interdit de tirer un « doit » d’un « est » : les philosophes admettent en général qu’on ne peut tirer des valeurs à partir des faits. Une pratique ne saurait être jugée bonne au prétexte qu’elle est présente dans la nature, ni répréhensible parce qu’elle ne s’y observe pas. Mais l’auteur se dit peu impressionné par une telle objection, car il entend moins argumenter contre le spécisme qu’en saper les bases philosophiques. La différence entre humains et autres animaux n’étant que de degrés concernant, selon l’auteur, la rationalité, le langage, l’intelligence et d’autres facultés mentales, et même les capacités morales, c’est tout le tableau de l’homme et de sa place dans le monde qui doit être recomposé.
Contrairement à un Stephen J. Gould estimant que l’évolutionnisme ne renferme aucune implication morale, et sans renouer avec un darwinisme social à l’histoire nauséabonde, Rachels prend donc au sérieux la conviction – qui était celle de Darwin – selon laquelle la théorie de la sélection naturelle tient d’une pièce avec une certaine vision morale. Sans plus se fonder sur la dignité humaine, « émanation morale d’une métaphysique discréditée », la nouvelle éthique, qu’il nomme « individualisme moral », sera utilitariste, pour promouvoir les intérêts de tous à parité, et rétributiviste, en distribuant le respect des personnes en fonction de leur mérite. Le principe en est de traiter un individu, non pas au regard de ses groupes d’appartenance, mais seulement de ses caractéristiques propres.
On peut craindre que cette approche ne vire au nominalisme. Lorsque l’auteur écrit que « la réalité fondamentale se trouve bien mieux décrite en disant que la Terre est peuplée d’individus qui se ressemblent et qui diffèrent les uns des autres d’une myriade de façons, plutôt que peuplée par différents types d’êtres », il ne semble pas seulement nier la pertinence de la catégorie d’espèce, mais même sa réalité. L’évaluation morale requerra-t-elle alors de comparer tous les individus entre eux, tel limaçon pouvant damer le pion à un bonobo, qui sera pour sa part moins méritant qu’une héroïque coccinelle mais plus que le pape ? Un tel univers, éparpillé par petits bouts façon puzzle, semble aussi inquiétant qu’improbable.
Si nous sommes des animaux, peut-être devrions-nous essayer de nous mettre à la place de nos congénères à plumes, à poils et à écailles. C’est ce qu’a proposé Thomas Nagel dans une célèbre expérience de pensée qui nous invite à chausser les baskets d’une chauve-souris. Pouvons-nous savoir quel effet cela fait d’avoir un radar à la façon des microchiroptères, qui perçoivent leur environnement par échocolocalisation, sachant que nous sommes dépourvus de ce sens ? Cette impossibilité montre l’irréductibilité de la conscience subjective à une description de type physique. L’article, paru pour la première fois en 1974, est un de ceux qui ont fait couler le plus d’encre dans la philosophie contemporaine et les neurosciences. Il est offert dans une nouvelle traduction, augmentée d’une introduction originale de l’auteur et de deux autres articles.