L’œil écoute

De tous les livres récemment publiés sur les oiseaux, c’est certainement le plus étonnant. Les auteurs, Joséphine Michel, une photographe-philosophe, et l’anthropologue Tim Ingold, ont en partage un intérêt pour le son, plus précisément pour les rapports du son et de l’image.

Joséphine Michel et Tim Ingold | Syrinx. Fario, 124 p., 49 €

Le syrinx, en effet, désigne l’équivalent du larynx : c’est l’organe qui permet à l’oiseau de chanter. Mais parmi les photos les plus extraordinaires, il y a celles qui sont cadrées sur le regard seul, comme celle mélancolique d’un oiseau plongé peut-être dans une méditation sur le destin de sa race, et celle, non moins forte – vous êtes-vous déjà senti dévisagé par un oiseau ? –, d’un œil clair, très franc, comme émergeant d’un masque de carnaval vénitien. On a toujours su que les oiseaux sont des « esprits à plumes » comme dit Ingold en rapportant les voyages spirituels des chamans d’Amazonie. Leur circulation entre terre et ciel en fait des êtres liminaires par essence. Et on a toujours pensé que leur nature élévatoire entre vol et chant, leur voisinage avec l’Intelligible, leur grâce, abolissent la pesanteur de la matière et suspendent l’animalité. 

Joséphine Michel et Tim Ingold, Syrinx © Fario
Photo provenant de « Syrinx », Joséphine Michel et Tim Ingold © Fario

Ces images le montrent en ceci déjà qu’elles renvoient rarement à des corps à part entière, ou à quelque dimension ornithologique que ce soit. Les oiseaux ne sont intégralement captés que lorsqu’ils se trouvent au loin, ou dans des poses très particulières, en boule, en danse, ou en nuées. Et de même que le titre du livre honore le son, c’est-à-dire en l’occurrence l’absence, ces photos désincarnent l’oiseau. Il n’est présent qu’à travers des fragments non figuratifs : des coupes qui manifestent l’idéalité des lignes et des couleurs pour elles-mêmes et pour les compositions qu’elles ordonnent. Recueillies en l’abstraction qu’elles formulent, ces images relèvent la beauté du détail, la sophistication des formes, la préciosité aérienne de la plume, ou son aspect machinique.

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Ces photos et ces photocopies (Joséphine Michel use de divers médias) s’attachent à la vibration lumineuse, au mouvement, à ce que l’aérodynamique lisse ou déplace. Il arrive qu’elle saisisse les oiseaux en l’air, comme cette ombre aviaire qui détache son immatérialité sur la roche ; ces silhouettes semblables à des papiers froissés qui montent vers le bleu, ou encore ces bandes de passereaux qui, accrochés à des tiges, se végétalisent. Mais le plus souvent, ce sont des plumes : des plumages-paysages, des plumages-tissages, des plumages arbustifs ou fleuris. Des gros plans de zébrures symétriques, des alignements d’ocelles et de flèches, des jets de rouge vif ou des blancs qui coulent, des vibrisses ou des tiges en éventail, des écailles irisées de bleu, de ce bleu paon iridescent qui a tant troublé Darwin, des encoches et des hachures tigrées qui poudroient dans la lumière… Et chacun peut reconnaître dans la visée artistique de la photographe des invitations à la rêverie ou des réminiscences d’œuvres aimées. 

Photo provenant de "Syrinx", Joséphine Michel et Tim Ingold © Fario
Photo provenant de « Syrinx », Joséphine Michel et Tim Ingold © Fario

Ces photos sont également susceptibles d’interprétations spéculatives. Tous ces pigments et ces formes esthétiquement virtuoses sont commandés par la sélection sexuelle, cette autre grande thématique darwinienne qui est moins souvent avancée. En étalant leur queue « aux cent yeux », le paon comme le faisan Argus s’exposent au double sens du mot : ils jouissent de leur monstration de soi au risque d’être repérés par des prédateurs. Le danger importe alors moins que le plaisir de séduire et le goût de la parure, lesquels impliquent l’amour du beau pour lui-même. La recherche de Joséphine Michel prouve magnifiquement ces qualités qui sont encore débattues : elles nuancent la sélection naturelle. Par ailleurs, elles participent de la remise en question par l’oiseau du dualisme nature/culture. 

Le texte d’Ingold est bref, dense, elliptique comme peut l’être un jeu de marelle conceptuelle où la pensée en mouvement se cherche. Il fonctionne dialectiquement à partir d’une série de dualités, celle du syrinx d’abord (grâce auquel l’oiseau peut émettre deux sons à la fois), comme celles de l’œil et de l’oreille, du discours et du chant, de l’écriture et de l’oralité. Ingold, qui est musicien, donne d’abord l’avantage au son : l’écoute plongerait dans le devenir du monde et dans sa cosmogenèse. Elle renverrait aussi à la vérité intérieure, contrairement au regard. Cette proposition est renversée dans un second temps :  c’est alors la vision qui est privilégiée à partir de l’observation et de l’expérience de la lecture. Ingold est plus convaincant lorsqu’il évoque l’expérience chamanique qui est un devenir-oiseau : le chaman vole, guérit en projetant sur le corps souffrant des filigranes de lumière. Ils se transforment en un chœur de sons où des esprits se sont joints à l’action du guérisseur. Rien n’interdit de penser, dit Ingold, que l’oiseau compose lui aussi des tracés lumineux lorsqu’il chante.