Dans le droit fil d’un mouvement de traduction qui s’amplifie, voici un premier point d’étape, une anthologie, récapitulative du philosopher en Islam du IXe au XVIIe siècle. Une chance peut-être pour les deux rives de la Méditerranée étendue au Proche-Orient de renouer un dialogue pacifique autour d’un héritage commun.
Algazel (al-Ghazâlî), Abubacher (Ibn Tufayl 1), Avempace (Ibn Bâjja), ou encore Rhazes (Râzī), sans oublier les plus célèbres, Avicenne et Averroès, non, il ne s’agit pas d’on ne sait quels personnages d’une des énièmes suites de Star Wars ou de héros de Marvel Comics, mais de penseurs musulmans (à l’exception de Rhazes) dans la nomination que les Latins leur ont attribuée au Moyen Âge. S’il est déjà important de prendre conscience de l’apport de l’Islam à la pensée et à la science dans l’histoire d’un grand Occident méditerranéen et moyen-oriental, c’est encore plus vrai aujourd’hui où des programmes scientifiques, comme par exemple récemment le European Qu’ran 2, dirigé entre autres par l’historien américain enseignant en France John Tolan (voir sa lettre au président du CNRS de mai 2025), sont menacés sous l’accusation fallacieuse d’être souterrainement manipulés par l’islamisme radical.
C’est dire que l’anthologie de la philosophie en Islam que nous proposent Mathieu Terrier et Fârès Gillon vient à point nommé comme instrument de culture. Elle ne vient pas de nulle part, mais accompagne de manière bienvenue, et il faut profiter de cette occasion pour saluer le travail des Éditions Diacritiques (créées en 2015), spécialisées dans les ouvrages scientifiques sur les mondes musulmans et la Méditerranée. Il existe tout un mouvement de traductions de textes issus de la tradition arabo-musulmane chez différents éditeurs, dont certaines directement en poche. Ses promoteurs, dans un contexte géopolitique complexe où des pays du monde arabo-musulman financent des entreprises de déstabilisation de l’Occident (au sens étroit datant de la guerre froide), visant à amplifier les mesures discriminatoires prises par les gouvernements à l’égard de leurs populations musulmanes, en escomptant, à partir de l’exaspération de celles-ci, des effets révolutionnaires, ont bien conscience des enjeux politiques de leur proposition éditoriale : « reconnaître que la philosophie européenne et la philosophie en Islam reposent largement sur les mêmes bases textuelles et conceptuelles, c’est reconnaître que l’Europe et l’Islam n’ont jamais été deux mondes séparés ou deux civilisations opposées, mais plutôt des pôles d’un même espace culturel. […] Dès lors les tensions actuelles ne sont sans doute pas dues à une étrangeté radicale ou une intolérance réciproque, mais bien plutôt à l’oubli ou au refoulement [un mot qu’utilise également le philosophe Jean-Baptiste Brenet] dont il convient de traiter les effets névrotiques par un travail de connaissance et de reconnaissance ». Comme le soulignait jadis Alain de Libera, il s’agit en somme de la « reconnaissance d’un héritage oublié ».

Comme toute anthologie, celle qui retient notre attention est le fruit d’un compromis qui tente de répondre à la question jamais parfaitement résolue, tant elle est surdéterminée par des préconceptions qui la parasitent, de savoir quel est le sens de l’expression, finalement choisie par les auteurs dans leur titre, de « philosophie en Islam ». De la lumière jetée sur la question découlera le choix des auteurs, des textes, et l’ensemble de l’organisation de l’anthologie. « Philosophie islamique », « philosophie de l’islam », le « de » étant le signe d’un génitif subjectif (il faut rester attentif – malgré le fait, comme le remarquent les auteurs, que le partage entre les deux reste délicat – à l’usage de la minuscule, islam, désignant la religion, et de la majuscule, Islam, désignant la civilisation), « philosophie dans ou en [l’]Islam », ces différentes appellations revêtent des significations hétérogènes.
Quel principe d’unité retenir qui puisse recueillir toutes les nuances de l’activité philosophique dans le dâr al-islâm ? Comment y voir clair dans une civilisation et une époque qui ignore les principes de différentiation des différents champs, qui abonde en personnages imposants, à la fois médecins, juristes, philosophes, théologiens, astronomes, mathématiciens, etc. ? « Un philosophe, écrit Louis Massignon à propos d’Avicenne, c’est d’abord un encyclopédiste expert en la classification de toutes les sciences, puis un comparatiste cherchant à éclairer nos connaissances en les déduisant d’une série de principe hiérarchisés, remontant eux-mêmes au premier moteur aristotélicien ». Les disciplines, « les trois composantes intellectuelles et spirituelles de l’Islam, le Kâlam (la théologie), la falsafa, et le sûfisme peuvent s’allier, se combiner, s’exclure ou se combattre » (Alain de Libera). Y a-t-il une « philosophie islamique », comme Gilson croyait qu’existait une « philosophie chrétienne », cercle carré pour Heidegger ? Ni la géographie – opposer un Occident musulman plutôt philosophe à un Orient plutôt mystique – ni la langue – l’arabe réunissant penseurs juifs, chrétiens et musulmans, et ne pouvant d’autre part être privilégiée aux dépens du persan – ne sont décisives.
Terrier et Gillon ont inscrit leur anthologie dans le sillage du livre de synthèse de Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? (Gallimard, 2011), dans lequel l’académicien entendait, à la suite de la révolution du regard opérée par Henry Corbin et le philosophe iranien Seyyed. H. Nasr, restituer le « sens de la courbe complète du philosopher en islam ». Cette « courbe » passe transversalement entre « philosophie » au sens disciplinaire moderne, exigeante dans sa logicité démonstrative (falsafa), sans exclure sa dimension sapientielle et « illuminative » (al-ishrāq), théologie rationnelle, herméneutique du texte révélé, et par des personnalités « non étiquetées », selon le mot de Roger Arnaldez, qui vont de al-Kindī (IXe siècle), sans doute le premier philosophe de l’islam (génitif subjectif), à al-Ghazâlî (XIe-XIIe siècle), ennemi « non pas tant des philosophes purs (païens) que d’une certaine rencontre entre philosophie et religion dans la société musulmane, peut-être même de l’idée d’une philosophie islamique » (Alain de Libera), de Abu Bakr al-Rāzī (Xe siècle, notre Rhazes), réputé « libre-penseur », considérant la prophétie comme mystification, type même du philosophe dans l’Islam, selon Jean Jolivet, à Ibn Sīnā (Avicenne), « initiateur de l’Occident à l’aristotélisme, pour ne pas dire à la philosophie tout court » (Libera), mais également maître de la pensée illuminative, comme plus tard son compatriote persan Suhrawardi (XIIe siècle).
La « courbe » n’est pas celle parcourue par des « philosophes malgré l’islam, mais à partir de lui, avec lui et en lui, [de penseurs qui tentent de se rendre aptes] à offrir à la révélation prophétique islamique, reconduite à ses enseignements spirituels, eschatologiques et théologiques, la forme adéquate d’une représentation conceptuelle » (Christian Jambet). Le philosopher en Islam se définit comme une géographie qui va, selon ce que permettent les pouvoirs en place, de l’Irak à l’Andalousie, du Maghreb, à la Perse. Mais il parcourt également un chemin dont on peut dire, sans excessive téléologie, qu’il mène à la constitution actuelle des domaines philosophiques. Il suffit, du point de vue des sources, de rappeler le grand mouvement de translatio de la pensée grecque, donc d’une science qualifiée d’« extérieure », qui s’effectue non dans la répétition, mais dans l’innovation par le biais de la discipline pleinement intégrée du commentaire. Pensons également à la contribution, « dans l’Islam, de l’islam », à l’histoire de la métaphysique, mais encore, à travers la volonté d’« harmoniser » Platon et Aristote, au renouvellement de la théorie de la connaissance, très largement inspirée du néoplatonisme, s’achevant dans l’anthropologie politique de la thématique de « l’homme parfait ».
Tous ces aspects sont présents dans cette anthologie qui distingue mais ne sépare pas le « rationnel » du « spirituel », fait la part belle (douze chapitres distribués en trois parties) à la question de l’homme dans toutes son épaisseur, agir, savoir et fins, bouscule quelque peu ce que la philosophie « occidentale » a eu l’habitude de recevoir comme philosophie venant de l’Islam, dans la mesure où la dimension « illuminative » n’est pas écartée. Tout juste pourrait-on lui reprocher de ne pas réserver de place à la logique, mais, comme l’explique Christian Jambet non plus dans son rôle d’inspirateur mais de préfacier, la tâche en eût été singulièrement compliquée au point de mettre en péril le projet même. On peut malgré tout regretter l’absence, dans une introduction générale qui aurait pu être un peu plus fournie, de pages sur la formation de la langue philosophique en arabe ou en persan, question essentielle touchant à une science « extérieure » contrainte à l’acculturation sous le regard soupçonneux des pouvoirs religieux. Quoi qu’il en soit, nous avons avec cette anthologie un outil efficace capable de faire prendre conscience à nos contemporains que la pensée venue de la civilisation islamique entre en résonances multiples avec celle d’aujourd’hui et avec les problèmes qu’elle affronte, comme l’IA (qui concentre aussi bien les questions liées à l’intelligence que celles attachées à l’imagination) ou celui de l’éthique écologique, et que cette pensée va bien au-delà d’un « style », comme l’écrivait Hegel.
Le titre de cet article est un hommage à la philosophe Marlène Zarader, disparue en juin dernier, autrice de La dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque (Seuil, 1990).
- Signalons au lecteur l’édition toute récente (mai 2025) en GF du Vivant fils d’Éveillé, le « roman » philosophique de Ibn Tufayl, traduit et présenté par Jean-Baptiste Brenet. ↩︎
- « Ce projet va permettre l’étude du Coran et de son ancrage dans l’histoire intellectuelle, religieuse et culturelle de l’Europe entre le XIIe et le XIXe siècle. Nous étudierons comment le Coran est traduit dans des langues européennes, comment il circule dans les milieux intellectuels européens, et comment il est compris, commenté, utilisé et réinterprété par des intellectuels européens (chrétiens, juifs, déistes, athées, ou autres). » Voir le site du programme : https://euqu.eu/ ↩︎