Grete Weil, à la frontière de la fiction et du témoignage

Il était grand temps de découvrir Grete Weil (1906-1999), une des plus importantes écrivaines allemandes de la Shoah, qui restait pratiquement inconnue en France en dehors du cercle des germanistes. Mais fallait-il commencer par ce roman, Le chemin de la frontière, son premier texte d’envergure, qu’elle ne parvint pas à publier dans les années d’après-guerre et qu’elle se résigna à garder au fond d’un tiroir, même à l’époque où, connue et reconnue, elle aurait certainement pu lui trouver un éditeur ?

Grete Weil | Le chemin de la frontière. Trad. de l’allemand par Olivier Le Lay. Postface d’Ingvild Richardsen. Gallimard, 496 p., 24 €

Fille d’un avocat munichois réputé, Siegfried Dispeker, Grete Weil a vécu dans un milieu bourgeois, aisé et cultivé. En 1932, elle s’est mariée avec un de ses cousins, Edgar Weil, assistant de mise en scène dans un théâtre de Munich. En 1933, devançant l’exclusion des étudiants « indésirables » des universités allemandes, elle interrompt ses études de doctorat en littérature et suit une formation de photographe. En mars 1933, Edgar Weil est arrêté par la SA et placé en « détention de protection », un de ces redoutables euphémismes dont la terreur nazie aimait s’affubler, puis libéré. Il décide alors d’émigrer à Amsterdam où il compte organiser le transfert de la firme pharmaceutique de son père. Grete Weil l’y rejoint en décembre 1935. À l’été 1938, les Weil séjournent à Sanary-sur-Mer où ils rencontrent Lion Feuchtwanger, Franz Werfel et Alma Mahler-Werfel ; Grete Weil réalise quelques portraits photographiques de Franz Werfel particulièrement réussis.

Après l’invasion des Pays-Bas par l’armée allemande en mai 1940 et l’échec de leur tentative de fuite en Angleterre, Edgar et Grete Weil rejoignent la résistance. En juin 1941, Edgar Weil est arrêté à Amsterdam et déporté à Mauthausen. Grete Weil reçoit la nouvelle de sa mort en septembre 1941. Elle mène à Amsterdam une sorte de double activité, travaillant à la fois pour la Résistance (elle confectionne les photos d’identité nécessaires à la fabrication des faux papiers) et pour le Conseil juif contrôlé par l’occupant, ce qui lui permet de survivre jusqu’à la liquidation du Conseil juif en septembre 1943, dont les derniers membres sont déportés. Grete Weil, cachée dans l’appartement d’un résistant hollandais dont elle ne sortira plus jusqu’à la fin de la guerre, échappe à la rafle. C’est dans cette cachette qu’elle écrit Le chemin de la frontière durant l’hiver 1944-1945.

Ce manuscrit restera inédit. Deux exemplaires dactylographiés en ont été conservés, l’un à la Bibliothèque nationale et universitaire de Jérusalem, dans le fonds Albert Ehrenstein, l’auteur de Tubutsch (1911), chef-d’œuvre de l’expressionnisme, qui, dans les années d’après-guerre, aida Grete Weil, mais sans succès, à trouver un éditeur, l’autre dans le fonds Grete Weil des Archives littéraires de la bibliothèque de la Ville de Munich. Ces deux manuscrits étaient connus depuis longtemps, mais il a fallu attendre 2022 pour que l’exemplaire de Munich soit enfin publié.

C’est avec son récit Jusqu’au bout du monde (Ans Ende der Welt), publié à Berlin-Est en 1949, surtout avec ses romans Station de tram Beethovenstraat (1963) et Ma sœur Antigone (1980), que Grete Weil est parvenue à la notoriété, en Allemagne et, en traduction néerlandaise, aux Pays-Bas. Peut-être aurait-il été préférable de la faire connaître en France par la traduction d’un de ces trois livres. Car Le chemin de la frontière est une œuvre émouvante qui témoigne du grand talent littéraire de l’auteure, excellemment mis en valeur par la traduction d’Olivier Le Lay, mais souffre de quelques faiblesses.

Grete Weil, Le chemin de la frontière
Grete Weil (1932) © CC0/WikiCommons

Dans son autobiographie publiée en 1998, Grete Weil raconte la genèse de ce livre : « Assise pendant des heures sur une marche de l’escalier du grenier, un cahier sur les genoux, j’écris une histoire d’amour, l’histoire d’Edgar et la mienne, que j’ai mise à distance et sortie du cadre autobiographique. » Évitant le récit à la première personne, Grete Weil raconte l’histoire de Monika Merton et de son cousin Klaus, qui ressemble à la sienne et à celle d’Edgar, mais s’en écarte considérablement. Le roman est emboîté dans un récit-cadre : en février 1936, Monika voyage dans le train qui conduit un groupe de jeunes Munichois vers les stations de ski proches de la frontière autrichienne. Elle a l’intention de fuir l’Allemagne à skis. Elle rencontre une lointaine connaissance, Andreas, jeune poète émule de Rilke, fils d’un officier prussien, qui, sans soupçonner la destination de son voyage, la suit jusqu’au refuge le plus proche de la frontière. Là, Monika décide de raconter son histoire à Andreas.

Mais le roman ne continue pas comme un récit à la première personne. La narratrice ne raconte pas, mais semble lire à haute voix une narration de quatre cents pages dont le personnage principal est Monika. Le récit-cadre reprend à la fin du livre, comme un épilogue assez invraisemblable : Monika passe en Autriche, mais Andreas ne se résout pas à quitter le territoire allemand, il suit la ligne de crête qui sépare les deux pays, n’entend pas les sommations du garde-frontière et meurt abattu par un coup de fusil.

Le roman de Monika, au cœur du livre, n’aborde que dans les cent dernières pages l’évolution politique de l’Allemagne depuis l’automne 1932. Jusque-là, il est surtout question de ses amours, de ses voyages, de ses études. Les remarques autocritiques sur l’aveuglement de son milieu social favorisé face aux graves crises qui secouent la république de Weimar et annoncent le basculement de 1933 sont le leitmotiv de son récit. « Vous êtes un peu lâche, Monika, mais par-dessus tout scandaleusement bourgeoise », s’écrie un des personnages, « il a belle allure, votre individualisme en édition de luxe sur tranche dorée. » En 1930, Klaus, après avoir évoqué la situation inquiétante de l’Allemagne, lève son verre « à notre tour d’ivoire ! Dans l’espoir que nous puissions vivre en paix ici, avec un chien, un chat, parmi une profusion de fleurs ». Quelques pages plus loin, Klaus et Monika sont traités d’enfants gâtés par un militant de gauche : « Vous êtes trop accaparés par vos petites aventures et vos petits bobos pour qu’on puisse exiger de vous le fanatisme nécessaire à notre cause. » Au lendemain de la prise du pouvoir par les nazis, Klaus et Monika, écrit Grete Weil, « parlent de l’émigration comme d’une option tout à fait envisageable » et vont « jusqu’à se procurer des prospectus de croisière en se représentant à quoi ressemblerait leur vie, là-bas, sur la côte californienne ».

C’est l’effet de surprise que produit ce livre écrit par Grete Weil dans des circonstances tragiques : on s’attend à un témoignage sur la persécution des Juifs, sur l’exil et sur la résistance, mais on y découvre surtout la confession sans complaisance d’une existence trop longtemps enfermée dans le déni de la réalité.