1.
Dans le prologue de son Henry IV (la deuxième partie), Shakespeare l’appelle the drooping west, l’ouest tombant, comme on dirait drooping eyelids, paupières tombantes : il tombe parce que le soleil choisit de s’y coucher chaque jour, mais rien ne nous dit qu’il n’a pas en effet les paupières tombantes, depuis quelques siècles – de fatigue, de désillusion, de lassitude, ou d’une tristesse dépourvue de raison véritable.
On aurait pu parler ici de La Pérégrination vers l’Ouest, attribué à Wu Cheng’en (1500-1582), le récit fantasque du pèlerinage d’un moine bouddhiste en Occident – l’Occident selon le méridien de Chine, à savoir l’Inde. On aurait pu parler de la revue littéraire hongroise Nyugat (Occident), active de 1908 à 1941, progressiste ou même avant-gardiste et tournée vers l’Europe de l’Ouest : on pouvait y lire les grandes plumes hongroises de l’époque, Endre Ady, Dezső Kosztolányi, Miklós Szentkuthy, Sándor Márai ou Antal Szerb (en 1923, par esprit de contradiction ou bien de symétrie, Cécile Tormay décide d’éditer la revue Napkelet (Orient), plutôt conservatrice et rétive aux influences de l’Ouest ; quelques auteurs glisseront parfois d’une revue à l’autre).
On aurait pu tout aussi bien évoquer une autre formule shakespearienne prononcée par Hamlet en personne : « I am but mad north-north-west » (je ne suis fou que par vent de nord-nord-ouest), formule reprise quelques siècles plus tard par Alfred Hitchcock pour en faire le titre d’un film (North by Northwest), sans doute pour évoquer la folie de l’espionnage passant d’un personnage à l’autre, ou bien pour placer La mort aux trousses sous l’égide du prince Hamlet. (C’est l’hypothèse soutenue par Stanley Cavell, qui tenait d’une main les œuvres complètes de Shakespeare et de l’autre les scénarios écrits à Hollywood ; en 1945, Alfred avait proposé à Cary Grant d’interpréter le prince Hamlet dans une version moderne – ça aurait été pittoresque.)
2.

Ni Wu Cheng’en, ni Nyugat, ni Hamlet : il sera donc question ici de la pièce de John Milington Synge intitulée The Playboy of the Western World, en français Le baladin du monde occidental – un titre aussi séduisant à sa manière que La cantatrice chauve, La princesse aux huîtres, La chatte des montagnes, Le barbier de Séville ou Les tribulations d’un chinois en Chine, même s’il semble être le fruit de quelques malentendus et d’une traduction insouciante. À quoi peut bien ressembler une pièce intitulée Le baladin du monde occidental, sachant que baladin désigne un danseur ou un saltimbanque et monde occidental tout ce qui se trouve en Europe, loin de l’Oural, jusqu’à Vancouver par-dessus l’océan (grosso modo) et qui ne cesse de décliner tout en célébrant ses vieux mérites ? On imagine, sur une scène dépouillée, le chantre de la civilisation occidentale, laconique mais souple, excellent mime, à qui le destin aurait confié le soin de personnifier l’Ouest en général, l’Ouest artistique en particulier ; ou bien la transposition dansée du Déclin de l’occident d’Oswald Spengler, sur une musique de Claude Debussy (qui signait parfois ses partitions Claude de France) et un livret de Paul Bourget ; ou bien une sorte de joueur de flûte de Hamelin entraînant les peuples européens pour les inviter à se noyer dans l’Atlantique, et y connaître une fin superbe.
On doit le titre français à Maurice Bourgeois, traducteur dès 1913 de la pièce de Synge, créée à Dublin en 1907 ; ce titre est repris fidèlement au cours de toutes les éditions successives, toutes signées Maurice Bourgeois (détenteur de l’exclusivité des droits pour de nombreuses années), au point de faire désormais figure de titre officiel, de même que Wuthering Highs restera à jamais, malgré quelques tentatives, Les Hauts de Hurlevent. Quand le Playboy tombe dans le domaine public, il est trop tard, le baladin occupe la place, il règne sur le monde occidental, on l’a vu cent fois monter sur la scène, on l’a vu apparaître à la télévision, dirigé par Marcel Bluwal, et c’est avec lui qu’il faut compter dorénavant.
Quand Françoise Morvan (à qui ces lignes doivent beaucoup) se penche à son tour, vers 1992, sur ce Playboy, ce Western World, et sur la langue parlée par les personnages de la pièce, elle mesure ce qui sépare l’anglo-irlandais mis en musique par Synge du franco-français utilisé par Bourgeois ; elle mesure notamment ce qui sépare Playboy de Baladin et Western World de monde occidental. Le plus étonnant est que Bourgeois lui-même semblait, sur le moment (dès 1913), en être parfaitement conscient – il écrit dans un essai : « Le mot “playboy” (en anglais bùachaill barra, littéralement “garçon du jeu”, terme de hurling) appartient à l’argot anglo-irlandais. Son sens exact est “farceur, raconteur de blagues, mystificateur (mais non pas imposteur), personne qui truque, qui simule” » – une exactitude compliquée par l’ambivalence. Quant à Western world, il désigne la côte atlantique de l’Irlande « par opposition à la partie située du côté de Dublin, the Eastern world ». La raison pour laquelle un linguiste aussi perspicace choisit une traduction aussi chancelante est une énigme emportée dans la tombe par le traducteur lui-même (le catalogue de la Bibliothèque nationale de France ignore la date de son décès, c’est dire si Maurice a disparu en toute discrétion).
Exit le baladin, exit le monde occidental, ils sortent côté cour ; entrent, côté jardin, un Beau parleur et des Terres de l’ouest, suivant la traduction de Morvan, quatre-vingt-cinq ans après la première du Playboy à l’Abbey Theatre de Dublin. C’est beaucoup mieux, on se croit enfin débarrassé de l’emphase troubadouresque, ce côté ménestrel lecteur de Heidegger infidèle à coup sûr au génie de John Synge – c’est mieux, et cependant la traductrice doute encore, ce qui nous donne une idée de son talent : « Traduire “the Western world” par “les terres de l’ouest” n’est pas difficile mais trouver un équivalent de “playboy” est redoutable. J’avais proposé “le beau parleur des terres de l’ouest”, mais ce n’est ni drôle ni ambigu. Nous avons essayé “le sacré crack”, “le funambule”, “le flibustier”, sans plus de succès, au cours des répétitions. »

3.
Mais enfin, ce beau parleur, ex-baladin, qui est-il ? Un certain Christy Mahon, au prénom de sauveur, parvenu un beau jour dans un village du comté de Mayo, sur la côte ouest de l’Irlande, peut-être du côté d’Achill Island, située à l’ouest de cet ouest (ou bien à Gweesalia). Il prétend avoir tué son père à coup de bêche, sa réputation de parricide combinée à son charme, à sa faconde, à sa nouveauté brute et à son étrangeté, fait de lui le héros de la bourgade : le séducteur de toutes les dames, de Pegeen en particulier, fille du patron de la taverne (bien sûr, son père finira par revenir d’entre les morts, seulement abasourdi ; Christy Mahon s’en ira délivrer ailleurs sa belle parole).
(Dans Le survenant de Germaine Guèvremont, publié en 1945, le village de Sainte-Anne-de-Sorel, Montérégie, Québec, Canada, est réveillé par l’arrivée d’un inconnu sans nom, en provenance de Dieu sait où. Le nouveau venu intrigue les villageois assommés par la routine, son nomadisme suscite l’admiration des sédentaires, son savoir de grand voyageur et surtout sa faculté de conter, si importante dans cet autre western world situé à l’est du Canada, séduisent hommes et femmes, y compris Angélina, connue pourtant pour avoir refusé tous les prétendants du coin. Une année passe, l’automne revient, le survenant reprend la route, pour Dieu sait où.)
George Bernard Shaw voit dans Christy Mahon le portrait de John Millington Synge – il pourrait tout aussi bien être son anti-portrait : Synge est un homme des terres de l’est, du comté de Dublin, grandi dans l’immense domaine de la famille (il passe ses vacances au château de Glannmore) ; on dit de lui qu’il est solitaire et pensif. L’assimilation de l’auteur à sa créature est la tentation la plus simple, Shaw lui-même n’y a pas résisté, elle empêche pourtant de se figurer l’écrivain capable de faire naître ses créatures non pas de son nombril fécond mais d’une pensée ordonnée, et nourrie d’indices. Synge avait déjà pour lui « l’imagination populaire ardente, somptueuse et tendre » des Irlandais, sans quoi il n’aurait pas écrit, en tout cas pas de cette façon ; plusieurs séjours dans les îles d’Aran, à l’ouest de cette Irlande ardente et imaginative, lui ont permis de découvrir l’anglo-irlandais, cette langue si singulière, celle du Playboy, et de ses figurants : un anglais asticoté par le gaélique.
Morvan souligne que le regard de Synge n’est « ni le regard ethnographique qui détaille les particularités pour en faire un objet d’étude, ni le regard du folkloriste en quête de traditions et de superstitions, ni le regard du littérateur en quête de pittoresque » ; son intérêt pour cette langue est celui d’un musicien, sa curiosité pour les terres de l’ouest et pour leurs habitants est celle d’un dramaturge à la recherche d’une unité de lieu. Pour Shaw, toujours, l’Irlande de Synge est une métonymie du monde.
4.
Tout cela aurait du faire du Playboy une pièce à succès auprès du public irlandais le plus farouchement attaché son irlandité – auprès des nationalistes et des défenseurs du celticisme. Eh bien non : lors de la première à Dublin, c’est l’émeute : « le public sort en désordre au mot shift », annonce un télégramme à Yeats, on s’indigne d’un mot aussi vulgaire pour désigner une chemise de femme, les journaux parlent d’une pièce ignoble et d’un jargon barbare, il faut faire venir des policiers, le raffut couvre les dialogues, on traite Synge de sacré vieux cochon – et lui, dans une lettre, avec son calme habituel, parle de la Querelle du Playboy : « l’humour irlandais est mort, et j’ai la grippe ».
À Inishmaan, un conteur à l’imagination sans doute « ardente, somptueuse et tendre » lui avait rapporté l’histoire véridique d’un homme réfugié sur l’île après avoir tué son père (une bêche, déjà, et un instant de colère bien compréhensible) : la population choisit de lui donner refuge, le tient caché, ne dénonce rien malgré les récompenses, et pour finir l’aide à s’embarquer pour l’Amérique – plus loin à l’ouest encore, là où partaient les Irlandais chassés par la famine et où s’en vont les parricides afin de s’accorder l’oubli. (Dans un texte consacré à Dickens, Robert Walser appelle l’Amérique le pays des existences européennes ratées.)