Après quatorze ans de détention pendant la période stalinienne, le brillant scientifique Gueorgui Demidov (1908-1987) entreprend de brosser une vaste fresque littéraire des camps de la Kolyma. L’aventure de traduction de l’intégralité des récits du Goulag de Gueorgui Demidov se poursuit avec un troisième volume, montrant divers aspects de cet univers à part entière.
Redécouverte récemment, l’œuvre de Demidov suscite un intérêt tangible : le cinéaste Sergueï Loznitsa a présenté à Cannes son film Deux procureurs, adapté d’une nouvelle publiée dans le premier volume. Les récits et nouvelles traduits cette fois par Luba Jurgenson et Nicolas Werth continuent d’évoquer l’univers des camps sous diverses facettes, en se centrant tantôt sur des figures de détenus, tantôt sur des figures de chefs de camps. Au détour de la narration, s’esquisse l’analyse de tout un système, soumis aux aléas historiques des politiques de répression : « à l’époque, les tendances cannibale et mercantile dans les camps de travail forcé coexistaient difficilement, voire entraient en conflit », observe la nouvelle « Le gradé ». La hiérarchie très particulière entre les détenus est décrite comme un système de castes : au sommet, « les brahmanes – les droit-commun », tout en bas, « les parias contre-révolutionnaires inculpés selon le trois fois fois maudit article 58 ».

Les rapports entre prisonniers de droit commun et prisonniers politiques, entre « truands » et « caves » sont évoqués dans plusieurs textes. L’œuvre de Demidov continue à ce sujet de fournir un riche contrepoint à celle de son ami et compagnon de détention Varlam Chalamov : Chalamov décrivait par le menu, dans ses Essais sur le monde du crime, la pratique qui consiste à « éditer des rômans », c’est-à-dire, dans l’argot du camp, à conter prolixement une histoire pleine de rebondissements, parfois inspirée d’œuvres existantes, en laissant une grande part à l’improvisation. Demidov va jusqu’à affirmer : « pour la majorité des voleurs professionnels de cette époque, le besoin d’écouter toutes sortes de fictions rocambolesques venait en deuxième position juste après celui de manger ».
Le camp apparaît en ce domaine comme un lieu où s’inversent les valeurs esthétiques admises : en haut de la hiérarchie des goûts des truands, le roman policier, Rocambole, en bas, Tchekhov et Maupassant, « à peine supportables ». L’écrivain imagine toutefois un moment de communion entre « truands » et « caves » dans l’émotion suscitée par l’air d’un prisonnier chez Puccini. Une autre nouvelle aborde un aspect historique méconnu, la pratique du théâtre, permise sous certaines conditions par la Section culturelle et éducative des camps ; il y est question d’une mise en scène de L’Avare inspirée de Meyerhold qui indispose une direction se sentant visée par les invectives d’Harpagon.
Par contraste avec ces thématiques en un sens légères, d’autres textes tentent d’approcher les derniers cercles de l’enfer du Goulag. La nouvelle « Le gradé » est racontée du point de vue d’un détenu balloté de camp en camp, qui décrit son « engourdissement de dystrophique » et se perçoit lui-même comme un « crevard » à la mémoire en lambeaux. Partout dans le recueil revient la lancinante question de ce qui peut rendre la survie possible : « Il était parvenu à préserver un désir conscient de continuer à vivre quand, chez la plupart de ses codétenus, ne subissait plus qu’un instinct animal de survie, dégradant et irrationnel ». La distinction est faite à propos d’un personnage de scientifique, qui, dans l’un des pires camps miniers de la Kolyma, tente laborieusement de se maintenir en vie en se remémorant des formules mathématiques. Est-ce un moyen auquel l’ingénieur Demidov a pu recourir ? Ce qui tient du miracle à coup sûr, c’est que les textes de l’ancien zek, malgré les persécutions du pouvoir soviétique qui confisqua ses manuscrits en 1980, soient parvenus jusqu’à nous. Une postface de Marietta Tchoudakova datant de 2008 évoque de manière saisissante la façon dont l’œuvre de ce témoin inlassable résonne dans une Russie où les manuels d’histoire nient ou minimisent une très grande part de la violence des camps.