Que faire après Les Rougon-Macquart ? Que faire après ce tableau exhaustif et magistral en vingt panoramas de la société du Second Empire ? Que faire quand l’inspiration vient à manquer après avoir été si puissante et qu’une autre génération – celle de Maurice Barrès, de Paul Bourget – semble prendre la relève ? Que faire sinon voyager ? C’est lors d’un voyage dans les Pyrénées, en septembre 1891, que Zola se trouve exposé au choc de la vision de Lourdes, de cette foule de pèlerins exaltés qui viennent du monde entier en quête d’un improbable miracle, d’une intervention divine, celle de la Vierge, pourtant si lointaine, de Bernadette Soubirous, si naïve.
L’édition par Jacques Noiray du riche volume des Trois Villes dans la Bibliothèque de la Pléiade donne de façon très heureuse la possibilité de prendre connaissance du « journal de voyage » que Zola rédige alors et qui montre une nouvelle fois son talent de journaliste (dans les travaux préparatoires de « Mon voyage à Lourdes », mais aussi pour « Autour de Paris » et Rome) mais également la force de ses intuitions anthropologiques : « cette soif de divin semble […] renaître avec une violence nouvelle, au bout de notre siècle de science. (Quand l’homme a touché le fond du malheur de vivre, il en revient à l’illusion divine ; et l’origine de toutes les religions est là, l’homme faible et nu n’ayant pas la force de vivre sa misère sans l’éternel mensonge d’un paradis ». Un propos bien clair qui n’est pas sans rappeler les échanges plus tardifs de Freud et Romain Rolland sur l’avenir d’une illusion… La trilogie romanesque des trois villes a sa pleine cohérence, intellectuelle, elle s’organise autour du conflit entre la raison et la foi, entre l’individu et le collectif, mais donne chaque fois à cette problématique abstraite (actuelle, cependant) une incarnation (celle d’un abbé amoureux) et des péripéties inventives jusqu’au bizarre
Zola ne manque pas dans Lourdes de détailler les souffrances et les maladies des pèlerins qui affluent vers la Grotte et, disons-le, approche avec une certaine empathie ce qu’il voit, mais il ne renonce pas au souci documentaire qui caractérisait jusqu’ici l’objectivité des Rougon-Macquart : tendresse, pitié, compassion, mais on le devine interpellé par le phénomène psychologique et collectif qu’il observe autour du pseudo-miracle de la jeune Marie de Guersaint. Mais comment le définir ?

Lourdes, « cette cour des miracles moderne », Rome et son catholicisme politique, posent les données du problème qui va trouver sa solution dans un troisième volume, Paris (1898), qui a fait lui aussi l’objet d’une brillante étude journalistique préparatoire. Un mot, notamment, va revenir de façon obsessionnelle dans Lourdes, et l’on peut créditer Zola d’avoir décrit le phénomène dans sa vraie nature, distincte de la pure et simple violence, ou de la masse organisée : la foule. Elle joue un rôle considérable dans la naissance des miracles dans Lourdes, elle est présente dans Rome avec la description hallucinée de la cérémonie autour du pape Léon XIII ; la foule est encore présente dans Paris lors du beau mariage à la Madeleine, elle est présente lors des attentats anarchistes, lors des séances à la Chambre, quand éclate le scandale des chemins de fer africains, elle est présente quand il s’agit de juger l’anarchiste Salvat, elle est présente lors de son exécution rue de la Roquette.
Le « choc » de la vision de Lourdes et les subtiles mais stériles intrigues vaticanes dans Rome avaient laissé l’abbé Pierre Froment dans une grande perplexité, il est toujours considéré comme un « véritable saint », engagé autant que possible dans la lutte contre la misère, mais aussi impuissant que le vieil abbé Rose, et sa volonté de modernisation de l’Église devient vite suspecte aux yeux de sa hiérarchie.
À Paris – l’arène de la grande confrontation entre la misère et l’argent –, un attentat sanglant commis au cri de « vive l’anarchie ! » est vite imputé à Salvat, l’artisan sans emploi ; il passe aux assises, dont Zola souligne en polémiste la « sévérité triste », le procès devient un spectacle qui fait intervenir la foule et nourrit sa violence latente. Spectacle aussi que le grand mariage à la Madeleine, spectacle, sanglant cette fois, de la guillotine installée rue de la Roquette, qui laisse « un sentiment de honte […] on sortait de ce cauchemar les mains frémissantes, les faces blêmies avec des yeux de pitié, de dégoût et de crainte ».
On mesure alors à quel point Zola, dans ces Trois Villes, réussit à mettre en contact ses talents de journaliste qui donneront « J’accuse » et l’évocation presque lyrique, incantatoire, de l’idée de progrès comme dialectique. Les Trois Villes font partie de ces romans un peu bavards parfois, mais passionnants, dont l’intrigue s’enracine dans les idées, dans la philosophie, dans le débat, dans les enjeux moraux, et qui se prêtent à une lecture lente et patiente, mais aussi romanesque.
C’est dans ce contexte – qui est celui des attentats anarchistes et de la violence révolutionnaire et nihiliste, du martyre – qu’intervient le frère de l’abbé, Guillaume, chimiste de génie, qui a fabriqué la poudre ayant servi à l’attentat, personnage peu disert, mais qui médite de créer un « engin formidable » au sens de terrifiant, qu’il veut mettre à la disposition de la France républicaine et rationnelle ; une poudre de dissuasion en quelque sorte, qui instaurerait nolens volens la paix universelle, ouvrant ainsi une ère de félicité.
Mais ce doux rêve, comme il convient, se transforme en son contraire quand Guillaume envisage de faire sauter avec sa poudre la basilique du Sacré-Cœur, et ses nombreux pèlerins, symbole de la victoire « souveraine et triomphale » de l’oppression sociale. Heureusement, après une course-poursuite digne de Fantômas et de Hitchcock dans les sous-sols du bâtiment, l’abbé Pierre parvient à convaincre son frère de ne pas mettre le feu à l’explosif.
Le roman s’achève sur la vision utopique d’un Paris qui flambe, « ensemencé de lumière par le divin soleil », portant « la moisson future de vérité et de justice ». Quelle aventure !