Eldorado ashkénaze

« Lorsque, à seize ans, le jeune Karl Rossmann entra dans le port de New York sur le bateau déjà plus lent, la statue de la Liberté, qu’il observait depuis longtemps, lui apparut dans un sursaut de lumière. On eût dit que le bras qui brandissait l’épée s’était levé à l’instant même, et l’air libre soufflait autour de ce grand corps. » Avec la typographie caractéristique de la scansion de son propre texte, tel est l’extrait légèrement modifié de L’Amérique de Franz Kafka que cite Georges Perec dans Ellis Island, après une citation, en épigraphe de la seconde partie, reprise de Motl, fils du chantre de Sholem Aleykhem, classique de la littérature yiddish.


Kafka, qui n’est jamais allé en Amérique mais qui voit en rêve le port de New York avant même de concevoir le personnage du jeune émigrant Karl Rossmann, synthétise, en cette splendide ouverture romanesque, les deux versants principaux des récits d’émigration : si la promesse d’une vie nouvelle auréole de beauté le symbole même de l’Amérique aux yeux de l’arrivant, c’est au prix d’une illusion d’optique propre, selon Perec, à  l’expérience émigrante : « être émigrant, c’était peut-être très précisément cela : voir une épée là où le sculpteur a cru, en toute bonne foi, mettre une lampe et ne pas avoir complètement tort ».

L’émigration juive en Amérique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle relève d’une dimension duelle, individuelle et collective, produit du rêve mais aussi de la misère et de l’oppression. Elle est caractéristique d’une expérience millénaire de minorité, d’errance et d’utopie messianique. La coupure, illustrée par l’épée du texte kafkaïen, manifeste une étape obligée dans le cheminement qui conduit l’émigrant, du rêve utopique à la reconstitution d’une identité nouvelle, en un schéma s’apparentant à une mort symbolique suivie d’une seconde naissance. Les nombreux récits d’émigration, qu’ils soient autobiographiques ou fictionnels, ménagent une série de passages narratifs autour des notions de rupture et de continuité, au terme d’un parcours initié par la contrainte et le désir, débouchant sur la nécessité, pour chaque individu, de renégocier son identité à l’aune de la réalité et de l’expérience historique.

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La traversée de l’océan, souvent précédée de difficultés multiples, est dès lors comparable à une épreuve initiatique, que la culture juive, à l’instar des premiers pionniers puritains, code en termes symboliques empruntés à la Bible : de la « Maison de servitude » marquée par l’oppression russe, à l’Exode et à la découverte problématique de la Terre promise au bout du voyage. L’arrivée à New York est l’occasion d’une expérience ambivalente : la vision de la statue de la Liberté, symbole du rêve européen de renaissance, et le passage par les bureaux de l’émigration, Castle Garden ou Ellis Island, moment d’angoisse intense où se jouent le premier contact avec la société américaine, la peur d’être renvoyé en Europe, l’appréhension devant une réalité inconnue et incommensurable.

En yiddish, le récit classique de l’épopée juive en Amérique, Motl, fils du chantre, de Sholem Aleykhem (1916), joue constamment de la stéréotypie et de la répétition, à travers une vision humoristique où se confondent regard enfantin et distanciation. C’est ce texte qui figure dans celui de Perec, comme une invite naïve au parcours de mémoire : « Chut, nous partons pour l’Amérique ! Où est l’Amérique ? Je ne sais pas. Je sais seulement que c’est loin, horriblement loin. » Le chapitre se termine sur la même répétition extasiée : « Nous partons, nous partons, nous partons pour l’Amérique ! » Motl, le garçonnet juif en route pour l’Amérique avec le menu peuple des bourgades fuyant les pogroms, permet à son auteur de transmettre la portée utopique de l’émigration de masse. À la différence de Menahem-Mendl, autre personnage célèbre de Sholem-Aleykhem qui va lui aussi en Amérique, Motl est un « médium » particulièrement ouvert à l’attrait de la nouveauté.

L’eldorado : la migration ashkénaze vers l’Ouest
Louis Alterman devant son magasin au 135 Decatur Street à Atlanta (vers 1923) © CC-BY-SA-4.0/Dschendo2/WikiCommons

En 1914, lorsque Sholem-Aleykhem reprend les aventures de Motl, il leur confère un poids d’expérience, une densité dans le temps et l’espace, une linéarité soutenue par la précision des détails qui manifestent la centralité du lieu américain et le caractère inéluctable de l’émigration de masse. Si l’auteur, quant à lui, fait la traversée en seconde classe et est accueilli triomphalement aux États-Unis, ses lettres témoignent de sa compassion pour les émigrants juifs de l’entrepont. Dans l’épopée américaine du fils du chantre, les ritournelles enfantines (qui ponctuent de façon constamment optimiste les aléas souvent dramatiques du voyage), la joie de vivre, l’adaptabilité juvénile, traduisent admirablement le mythe, central chez l’auteur, de la vitalité juive, de la capacité quasi biologique de renouvellement d’un peuple rodé aux persécutions. Plus qu’à un personnage de Dickens ou de Mark Twain auquel il a été souvent comparé, il fait penser à Karl Rossmann et à son inlassable enthousiasme. Seul un schéma utopiste peut rendre compte de cette perpétuelle « bonne volonté », rendue plus manifeste encore par la peinture sans concession d’une réalité impitoyable.

La vision populaire de l’eldorado semble s’effacer devant le désir de métamorphose individuelle. Le « monde à l’envers », le pays de cocagne, le pays où la terre est à tout le monde et où tous sont égaux, dessine une configuration purement utopique, littéralement « sans lieu » : « L’Amérique est un pays unique, différent du reste du monde. » Pour Mary Antin, la vision « superlative » de l’Amérique correspond très exactement à l’idéalisme des émigrants : « Les rêves et les idéaux nobles peuvent être dissimulés sous le caftan graisseux de l’immigrant. » Il faut cependant remarquer que cet énoncé caractérise essentiellement la période pionnière de l’émigration au tournant du siècle, pendant laquelle de nombreux arrivants témoignent d’aspirations fortement politisées, comme dans le cas d’Abraham Cahan qui émigre avec le groupe de jeunes anarchistes d’Am Olam pour fonder des colonies agricoles libertaires. Le climat de discrimination en Russie favorise une aspiration générale à la liberté d’expression et à l’acquisition des droits humains, civiques et politiques. Cette dimension disparaît des textes ultérieurs, qui dépeignent l’émigration soit comme un choix purement individuel dû à des circonstances particulières, soit comme un départ forcé dans un contexte politique bien différent, celui de la montée du nazisme, à un moment où l’Amérique a déjà refermé ses portes et a perdu son prestige mythique aux yeux des Européens.

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Plus encore qu’un rêve compensatoire, le désir de départ semble donc correspondre à une aspiration à refonder ailleurs une existence pleinement humaine, loin des convulsions de la haine antijuive qui empoisonne l’Europe. En ce sens, on peut conserver à l’esprit le parallèle qui maintiendrait, malgré de considérables différences, le lien avec l’idéalisme puritain. Abraham Cahan fait appel à cette analogie lorsqu’il évoque l’arrivée en Amérique : « Lorsque les découvreurs de l’Amérique ont enfin vu la terre, ils sont tombés à genoux alors qu’un hymne d’action de grâce a jailli de leurs âmes. Cette scène, l’une des plus palpitantes de l’Histoire, se répète dans le cœur de chaque immigrant lorsqu’il aperçoit les rivages américains. »

L’eldorado : la migration ashkénaze vers l’Ouest
Garçons de presse attendant le quotidien juif « Forward » (Lower East Side de New York, 1913) © CC0WikiCommons

« Un départ pour l’Amérique », se souvient Marcus Ravage, « c’était comme un décès […] Toute la communauté se rendait en procession jusqu’à la gare, pleurait bruyamment, se lamentait, et le samedi suivant on priait pour les malheureux voyageurs. » De multiples indices, même dans les textes les plus personnels, mettent en relief la portée symbolique du voyage, comparé dans son déroulement et sa signification à une véritable mort, à l’issue de laquelle chacun peut espérer renaître, à condition de surmonter les épreuves du passage et le risque de la perte.

Le contact avec la réalité au terme d’un voyage qui figurait comme un moment de suspens et d’attente indéfinie s’accompagne d’un sentiment aigu de perte et de désagrégation, avant même l’inévitable déception devant les premières difficultés. Tempérée par l’espoir et l’idéalisme dans les textes de la période pionnière, cette sensation angoissante est explorée avec plus d’insistance littéraire et d’ampleur psychologique dans les fictions ultérieures, comme celles de Joseph Roth, ou des frères Singer. Dans Job, roman d’un homme simple, le choc de l’arrivée est tellement intense que Mendel Singer s’évanouit : « l’Amérique le prenait d’assaut, l’Amérique le réduisait en miettes, l’Amérique le fracassait ». L’abandon de son enfant infirme traduit symboliquement la scission avec le moi profond, indissociable de la vie juive d’Europe de l’Est. L’arrivée en Amérique équivaut à  une perte d’identité irréductible et condamne à la solitude l’être intérieur séparé de lui-même. Comme le narrateur de l’autobiographie singérienne, le personnage rothien est « perdu en Amérique ».

L’impression physique de morcellement et de dépossession est décrite très concrètement chez Aïzik Raboï, dans son roman yiddish de 1929, Un Juif en Amérique : « Parfois, il est si déboussolé qu’il arpente les rues et se sent partir en petits morceaux, un morceau ici, un morceau là, partout il se perd. » New-Yorkaises, les nouvelles américaines de Lamed Shapiro, sont également consacrées au thème de la perte, même si elles s’attardent peu sur le motif de l’arrivée. Mais c’est sans doute chez Isaac Bashevis Singer que l’errance spatiale et identitaire culmine, à travers l’évocation de personnages coupés de la réalité et livrés à leurs démons intérieurs. Le délitement de l’espace communautaire correspond alors à une réalité sociologique et le regard de l’écrivain sur la culture yiddish est à la fois impliqué et sarcastique. Les dernières lignes de l’autobiographie, après un parcours marqué par une volonté à demi inconsciente de résistance à l’adaptation, témoignent d’une obscure volonté d’engloutissement et d’autodestruction : « Puis j’allai à la fenêtre, l’ouvris et contemplai la rue mouillée, les fenêtres obscures, les toits plats, le ciel rougeoyant, sans lune, sans étoiles, opaque, stagnant, qui semblait recouvrir le globe. Je me penchai autant que je pus, inspirai profondément les miasmes de la ville et proclamai à moi-même et aux puissances de la nuit : Je suis perdu en Amérique, perdu à jamais. »


Ce texte est adapté, avec l’accord de son autrice, d’un article paru dans la revue Plurielles.

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