Des nombreuses ruses que met en œuvre Jacob afin de s’emparer du pouvoir, Éric Michaud retient surtout la dernière, qui consistait à placer des branches en partie dénudées de leur écorce au fond des auges de ses meilleures brebis afin qu’au moment de la saillie celles-ci donnent naissance à des agneaux non seulement robustes mais aussi tachetés, et donc identifiables et sélectionnables comme tels. Le principe fantasmatique qu’applique Jacob à son profit correspond peu ou prou à celui des vases communicants : ce que la mère voit détermine l’aspect de sa progéniture, si bien, écrit Michaud, que « boire le miroir de l’eau, c’est copuler avec l’image ».
Un esprit raisonnable au tempérament urbain verrait sans doute dans le stratagème du patriarche un vieux truc de berger assez peu propre à piquer sa curiosité intellectuelle, Michel Foucault l’eût-il rendu sensible aux diverses manifestations du pouvoir pastoral. Éric Michaud ne s’attarde guère sur les analyses foucaldiennes en la matière, quoique sa démarche s’inscrive dans le même cadre généalogique. La ruse de Jacob se présente en effet comme « le troisième volet d’une longue enquête initiée durant les années 1990 » avec Un art de l’éternité, portant sur le corpus esthétique du national-socialisme (Gallimard, 1996), et poursuivie avec Les invasions barbares, précisément sous-titré Une généalogie de l’histoire de l’art (Gallimard, 2015), qui contemplait essentiellement la fin du XVIIIe siècle.
Michaud remonte ici à nouveau plus haut, bien plus haut, mais sans perdre de vue son objectif : produire une histoire critique de l’art et de ses théories à visée épistémologique, dont l’histoire de l’art reste le cœur de cible quoique chaque coup qu’il lui porte atteigne aussi les autres sciences faisant cercle autour d’elle. C’est peu de dire, en effet, que Michaud pratique une histoire non internaliste de l’art, dont à peu près aucune figure ne sort indemne, ni Winckelmann, ni Riegl, ni Courajod, ni Wölfflin, ni Focillon dans ses précédents livres, pour ne rien dire des artistes, non plus que Darwin, Nietzsche ou Wilde dans celui-ci.
Tous trois avaient en effet en commun « la conviction qu’au cœur du processus de l’élevage se logeait la beauté, qu’ils considéraient tous comme étant le plus puissant moteur de la transformation de notre espèce ». Le cas de Darwin est sans doute le plus remarquable des trois dans la mesure où sa théorie de la sélection naturelle reposait sur une « dimension esthétique fondamentale – mais souvent négligée », associant critère de beauté artificielle et critère de sélection naturelle. Cette dimension, explique Michaud, lui avait été fournie par sa lecture des Discours sur la peinture (1769-1790) de Joshua Reynolds « qu’il lisait dès 1838 avec la plus grande attention », précise-t-il. (Et il serait très tentant d’approfondir ce sillon intertextuel sachant que c’est précisément une citation de Reynolds donnée en note par Darwin qui arrêta Aby Warburg dans sa lecture de L’expression des émotions chez l’homme et les animaux paru la même année 1872 que La naissance de la tragédie de Nietzsche, l’un et l’autre déterminant les grandes orientations de sa recherche ultérieure dans le champ des images.)
En ce qui concerne Reynolds et Darwin, c’est leur proximité sociale, soutient encore Michaud, qui permit de combler l’écart chronologique et disciplinaire qui séparait le peintre du naturaliste, en ce que « tout montre sinon une même appartenance de classe du moins un même moule social qui permet de comprendre l’importance capitale des aspects esthétiques et du rôle joué par Reynolds dans la pensée de Darwin ». Or, puisque de ce « moule » sont sortis les membres les mieux formés de l’élite britannique (jusqu’à Oscar Wilde, donc), on observe à partir du début du XIXe siècle un phénomène de « contamination du discours et des techniques des éleveurs par les discours et les pratiques artistiques », qui toutes parlent le même langage néoclassique dont le « beau idéal » constitue le fin mot.

Que cet idéalisme demeure empreint des origines passablement rustiques dont se prévalait leur conception du transfert de la beauté du domaine de l’art à celui de l’élevage agricole n’était sans doute pas pour déplaire complètement à cette gentry. D’autant que la « ruse » originelle avait été passée au crible de l’exégèse chrétienne puis à celui du néoplatonisme, et que la sélection des races animales avait fait des progrès considérables, tant et si bien qu’il était désormais possible, voire souhaitable, de changer d’échelle, et par conséquent de discours. L’un des premiers à le tenir explicitement fut sans doute, selon Michaud, le médecin et député Pierre Jean Georges Cabanis qui réclama sans ambages dès 1802 qu’on passât enfin de la zootechnie à l’anthropotechnie. « Il est temps à cet égard comme à beaucoup d’autres, jugeait l’éminent physiologiste, de suivre un système de vues plus dignes d’une époque de régénération ; il est temps d’oser faire sur nous-mêmes ce que nous avons fait si heureusement sur plusieurs de nos compagnons d’existence, d’oser revoir et corriger l’œuvre de la Nature. »
Poursuivant l’exemple de son illustre prédécesseur avec l’acharnement qui le caractérisait, Houston Stewart Chamberlain pouvait alors conclure le même XIXe siècle en annonçant la mission de celui qui s’ouvrait : « Si même il était prouvé qu’il n’y eut jamais de race aryenne dans le passé, nous voulons qu’il y en ait une dans l’avenir : pour des hommes d’action, voilà le point de vue décisif », écrivait ainsi en 1899 le gendre de Richard Wagner et futur soutien fervent d’Adolf Hitler. L’engendrement d’un homme nouveau par le truchement de « la puissance eugénique des images de l’art », comme la désigne Éric Michaud, devait déboucher sur la génération d’une race nouvelle, suivant une certaine histoire de la modernité scientifique dont Enzo Traverso fit lui aussi la généalogie (La violence nazie. Une généalogie européenne, La Fabrique, 2002), mais sans remonter jusqu’à Jacob ni interroger directement la complicité des images au cours de ce procès.
Lesquelles images peuvent d’ailleurs traduire le complexe idéologique et épistémologique qui les informe autant que le trahir. L’évolution que retrace Michaud s’illustre ainsi exemplairement à travers deux dessins de presse dus au crayon d’Honoré Daumier et parus dans Le Charivari à une vingtaine d’années d’intervalle. Dans le premier, daté de 1836, un époux contrefait et son rejeton bossu en visite à la ménagerie du Jardin des plantes éloignent leur épouse et mère enceinte de la vue d’un orang-outang. « Bobonne, Bobonne ! tu me ferais un monstre comme ça, ne le regarde pas tant ! », s’alarme le mari. Dans le second, publié en 1859, que ne cite pas Michaud mais qui est visible au musée national de l’Histoire de l’immigration, c’est à présent un tirailleur algérien cantonné à Saint-Maur qui est devenu l’objet des convoitises de la femme et le sujet d’inquiétude de l’homme. À son mari qu’elle supplie « Oh ! mon ami…, quel beau turco !… quel beau turco !… laisse-moi le contempler encore un peu !… », celui-ci répond par la négative avec l’argument suivant : « je crains que tu n’attrapes un regard… et que tu n’accouche [sic] d’un petit nègre !… ».
Si le biais raciste favorise à tous égards l’évolution du mythe imaginationniste de l’animal à l’homme au cours du XIXe siècle, il est cependant une constante : celle de l’élément misogyne. De fait, celui-ci s’introduit dans le cours du récit mythique dès le IIIe siècle, note Michaud, à travers Oppien d’Apamée. Dans ses Cynégétiques – et là encore il faudrait se demander, cette fois avec Grégoire Chamayou (Les chasses à l’homme. Histoire et philosophie du pouvoir cynégétique, La Fabrique, 2010), dans quelle mesure pouvoir pastoral et pouvoir cynégétique sont allés de pair dès les premiers mythes –, Oppien fait de Sparte le creuset historique des premières politiques eugénistes par image interposée. Seulement, les femmes spartiates auxquelles de telles images sont destinées une fois accrochées dans la chambre à coucher acquièrent de ce fait un pouvoir qui donne presque autant de souci au versificateur antique qu’aux bourgeois en goguette.
En « devenant métaphoriquement l’artiste de son fœtus », explicite Michaud, la femme « menaçait le monopole masculin de la “forme” : par sa phantasia, elle s’emparait d’une forme existante ; par sa phantasia, elle conjuguait la production naturelle avec la production de l’art ». Cette « fantaisie », toutefois, était orientée, sinon contrôlée, par la nature des images placées sous ses yeux lors de l’accouplement – des images d’hommes, héroïques ou divins. « N’était-ce pas une façon de ramener les femmes de Sparte, notoirement dévergondées aux yeux des autre Grecs, rappelle Michaud, à une soumission “naturelle” aux héros et aux dieux de la cité, c’est-à-dire à l’ordre patriarcal qu’elles auraient subverti ? »
En d’autres termes, à défaut de maîtriser la puissance (pro)créatrice des femmes, on pouvait du moins sélectionner la nature des images stimulant cette puissance de telle manière qu’elles se trouvent non pas dans la position de les regarder, mais dans celle d’être regardées par elles, elles qui maintenaient in effigie le pouvoir apparemment concédé par l’homme le temps d’un acte requérant dans tous les cas sa présence comme (pro)créateur. Qu’elle contemple Apollon ou qu’elle zyeute de beaux Africains, le temps où la femme est libre d’imaginer celui avec lequel elle s’unira – avant, sans doute, que de songer à ce qui naîtrait de cette union – est toujours de l’ordre du laps, puisque, si son imagination créatrice peut divaguer quelques instants, son corps reste en définitive déterminé par sa vocation procréatrice.
À lire La ruse de Jacob dans la continuité des précédents essais d’Éric Michaud, on comprend que la ruse de l’histoire pousse, quant à elle, non seulement des hommes à traiter des femmes comme Jacob ses brebis, mais à conformer les corps aux images, y compris à des images négatives, au point de faire de celle du « Juif » une image repoussante, celle d’un être voué à la destruction de toute création auquel doit par conséquent répliquer sa destruction physique. L’histoire de la destruction procède d’une généalogie parallèle à celle de l’histoire de la création artistique, telle est l’une des leçons que l’œuvre d’Éric Michaud impose de tirer ; sans doute sa leçon la plus fondamentale, quoiqu’elle ne soit pas la plus effrayante, dans la mesure où cette double histoire, suggère-t-il dans cet épilogue comme dans celui de son précédent ouvrage, n’est en rien terminée.
D’un point de vue tant anthropologique qu’épistémologique cette fois, le trouble que suscite la généalogie que retrace Michaud est encore d’une autre nature. Elle permet en effet d’apercevoir que c’est justement au moment où la ligne fantasmatique initiée avec la figure de Jacob commence à se déliter sous l’effet des sciences pour ne plus tenir que sur un fil métaphorique qu’intervient le retournement décisif et le plus mortifère : en prenant cette métaphore au pied de la lettre jusqu’à vouloir l’incarner politiquement. L’image artistique obtient alors un rôle performatif inconnu d’elle jusqu’alors, du moins dans de telles proportions, celui non plus de contribuer à l’élévation des hommes, mais à « l’élevage des humains ».