Un écrivain n’a qu’une seule patrie : l’écriture. Elle est parfois plus dangereuse qu’un pays adverse. Elle se révèle la sourdine d’une vie oubliée, sinon toujours combattue, mais davantage combattante. Obstinée, jusqu’à être éternelle. Une écriture fluide, pénétrante : un danger. Nicolas Ier, qui connaissait et redoutait le pouvoir du mot, a protégé et surveillé Pouchkine, finissant tout de même par laisser la haute société se débarrasser du poète et de l’homme. Participer au mal n’est pas incompatible avec la vie. Pourquoi le serait-ce avec l’art et les livres qui savent porter tant d’heureux outrages en leur sein ?
En Russie particulièrement, l’art et les livres ont toujours été rédempteurs, formateurs et garants d’une Nation-Empire, c’est-à-dire divisée et tenue entre les tenailles politiques d’une langue dominante et dominatrice. Et dans les conflits intérieurs, également formateurs, informateurs autant que déformateurs, des groupes nationaux qui s’allient et s’opposent au gré des circonstances, on tente de guérir d’un mensonge par la propagation d’autres mensonges. C’est soigner la peste par le choléra. Pourquoi pas ? Faut-il tuer et se faire tuer, comme pour guérir de la réalité et de la simplicité que le vivre-ensemble attend tout naturellement de chaque habitant d’une Terre commune ? Le vivre-ensemble n’est pas plus difficile qu’avec soi et sans doute moins. Seulement, à ne rien pouvoir ou plutôt vouloir régler, on se jette dans le dérèglement de tout.
Ainsi, hommes et œuvres, chair et pierres, mémoire et papier sont appelés à la peine de mort et à leur destruction. C’est à croire d’ailleurs que le temps des calendriers est fait pour classer tout ça dans ses tiroirs. Bien sûr, on peut toujours dire que l’Histoire est là pour reconnaître les siens, mieux que Dieu, elle en est convaincue. Mais quelle vie nous échoit ? Elle nous appelle aujourd’hui sans tarder, comme sans barguigner, à lire de concert Alexandre Pouchkine et Taras Chevtchenko :
Mais personne n’en a cure,
Nul ne s’en soucie.
Personne ne me demande
D’où me vint mon mal.
C’est écrit (en ukrainien) par Chevtchenko, à Saint-Pétersbourg en 1838. Le poème parle de quelqu’un et nous parle en même temps à tous. Par tous les moyens, la poésie ne cesse de vouloir rappeler et réunir. Mais par volonté à la fois obscure et bien suivie des classes politiques dominantes, Pouchkine venait de mourir en duel, quelque temps auparavant, le 29 janvier 1837. Chevtchenko l’a salué. Chacun sait : les pages laissées par les deux poètes sont à lire, nullement à déchirer, ni même à mettre un temps de côté, triées, séparées, ce que la poésie précisément ne souffre pas. Mais à celle-ci on s’empresserait plutôt de lui faire quitter le temps et ses querelles de hasard, et à l’effacer par ce revers d’une main qui tourne si bien les pages et les déchire encore mieux.

Une force ainsi se vérifie et entreprend d’abattre les statues et de vider ou bien de cacher les indésirables des bibliothèques. Non, il n’y a rien là d’accidentel mais beaucoup à voir et à réfléchir pour notre gouverne. Notre époque semble décidément avoir hâte de se placer sous l’égide de Sophocle : « il n’y a que la sottise qui s’obstine ». Et celle-ci devient aujourd’hui, dans une joie douteuse, capitaine d’une flotte de combat. Jusque dans certains milieux de culture et du livre. « Oublieuse mémoire », écrivait Supervielle. Et il est des endroits partout dans le monde où aujourd’hui on voudrait bien obliger à oublier. On s’y affaire. Retirer, cacher, dérober la mémoire, c’est-à-dire la vie, cela s’appelle détruire.
C’est qu’on ne veut plus admettre et qu’au fond on n’a jamais admis que la nationalité d’un artiste soit uniquement son art. Et que le calame, la plume d’oie, la plume de fer, le stylo, l’Underwood en « sa simple sonatine » (Mandelstam), l’ordinateur, doivent rester querelleurs, jusqu’à forcer les jésuitiques réserves des bibliothèques et de certaines librairies à exposer au grand jour leur mal de vivre, une écriture on ne sait pourquoi jugée provisoirement mal venue, et qu’elles tentent de dissimuler sinon de discréditer. Tant on respire à cette heure des prudences sinon des lâchetés intellectuelles malsaines.
L’air pur de la tolérance étant (ce n’est que du transitoire, affirment-ils) pour un temps (rassurez-vous) chassé, il faut donc laisser les eaux s’écouler, s’amasser et croupir, afin que tout cela se résolve par l’évaporation dans le temps, et que Dieu même, décidément plus mauvais que l’oubli, n’y reconnaissant plus les siens, de guerre lasse, absolve tout. L’essentiel étant que le mal soit fait et puisse se parfaire ou bien être repris plus tard. La voie est tracée et sera même dans les sommeils entretenue. La mémoire aura aussi droit d’oublier sa honte.
Aujourd’hui où des blocs d’édifices tombent et où le reste va s’effritant, comment mettre, fût-ce pour la reprendre, sa respiration à l’écart ? Jusqu’à ce que les déménageurs soient partis et tous les livres de toutes les langues revenus en sages ? Et le temps que nous revenions aussi avec un sourire entendu, pour passer à table (pas trop longtemps non plus), à la collation préparée et corrigée d’une idéologie toute neuve qui sache cependant garder quelque trace de nostalgie d’anciens goûts. Cela rassure.
Toujours est-il que l’essai de Victoire Feuillebois se présente, dans les atmosphères d’aujourd’hui, grandement sinon hautement roboratif : toute la sagesse critique (d’abord, le goût de la nuance qui n’exclut pas les positions affirmées) s’y retrouve. La détermination ici explore et cherche à comprendre. Il faudrait traduire cet essai en russe et en ukrainien. Qu’il fertilise enfin des terres et des esprits devenus absurdes à défaut de s’avouer perdus. Celles-là et ceux-ci ne sont pas rares. Ouvrons, au hasard, Colette : « Je ne saurai sans doute jamais ce que l’hiver fait du Désert. » Mais nous savons ce que font les hivers et les déserts qu’invente aujourd’hui goulûment le monde politique.
Pour autant, ce dont on ne veut plus avoir souvenir ne sera jamais retranché de l’Histoire. Tous les lointains de la Terre le voient. Et le crient. Et tous ceux qui écrivent doivent l’écrire. L’Histoire garde aussi ses malfaisants. Elle n’est ni un enfer ni un paradis, mais le lieu des hommes et des femmes, de leurs sacrifices et de leurs démons. Il nous appartient moins de juger que d’assumer. Et finir par tout enregistrer. Sans vouloir écarter. Alors, pourquoi brûler Pouchkine ? Jeanne d’Arc devrait-elle aussi remonter sur son bûcher ? Odessa peut-elle indéfiniment proclamer qu’il n’y a jamais eu Catherine ? Cette errance des sentiments comme perdus dans l’Histoire, qu’en faire ? Et pour cette dernière, la justification à chacune de ses tentatives : ne pas mourir ?
On cherche aujourd’hui dans les désordres et les jugements hâtifs. Il n’y a aucune réflexion parmi les intérêts immédiats, empressés et en jeu. Faut-il plus de ruines pour trouver les pierres à bâtir ? Et, individu ou nation, dénier à l’autre le droit d’être, comme pour mieux garder celui-ci par devers soi. Cela aussi reste mortifère. Il n’est nul abri pour aucune nation. Nul rattachement qui ne cherche d’abord à la détacher de son identité profonde. Tout ce qui se rapporte à la vérité cherchée, le mensonge aussi l’engrange.
Depuis 1945, après les nouveaux partages et les expulsions et déplacements massifs, bien des terres de l’Est de l’Europe, incertaines d’elles-mêmes, demeurent si mouvantes sous des pieds parfois nouveaux. Russie et Ukraine : cela n’est-il qu’un début ? D’autres populations s’observent et attendent. Mais quoi ? Le déséquilibre et l’inconstance sont-ils voués à rester toujours une rente de l’humanité ? Pour calmer les ardeurs, faut-il enfin brûler Pouchkine ? Une réponse peut-elle arbitrer les intérêts de la question ? Par ailleurs, nous savons que ça n’a vraiment pas bien marché avec Jeanne d’Arc. C’est à croire que l’Histoire est faite aussi pour piéger les consciences. Et qu’il ne s’agit pas tant d’égarer notre destinée que d’avant tout la sentir et la comprendre. Elle est et sera toujours commune.
Chaque crise fait d’ailleurs ressentir la systole et la diastole de l’Histoire. Les guerres sont ainsi un terrible rappel. Leur point de départ ayant été trop souvent un désir de se convaincre, il n’y a plus tant à se demander pourquoi mais vers quoi aboutir. Comme, par exemple, de vouloir une autre vie que celle du monde qui se dessine où la culture rejetée ainsi par les parties qui s’affrontent reste en fin de compte ce que l’on peut concevoir de plus humain. Sous un certain angle, la destruction de la mémoire est une rassurante démonstration d’impuissance. Seulement, on ne trie pas la vie comme on le faisait des lentilles chez nos grands-mères. Quant à brûler ou non Pouchkine, laissons le dernier mot au clochard de Maigret : « Ce qui est impossible, c’est de juger ».