Twara

Frédéric Werst a imaginé un monde, une langue, une culture : les Wards. Une entreprise littéraire et intellectuelle d’une ampleur exceptionnelle et fascinante. Pour nous, il explore le sens qu’a l’Ouest dans cette civilisation imaginaire. Plongeons avec lui dans un panorama érudit qui va de la linguistique à la philosophie.


Si l’orient est pour nous – et l’étymologie l’atteste – le point cardinal associé à l’origine, la perspective est peut-être en partie inversée pour les Wards. Certes, chez eux aussi le soleil se lève à l’est. Et l’orient (katha) est, comme pour nous, le lieu du soleil levant (katham) et de l’éclosion (kathaman). Mais l’ouest apparaît parfois comme le reflet de l’est dans la culture ancienne des Wards. Son nom en wardwesân, twara, se rattache à un verbe qui signifie « plier en deux », « retourner », « se retourner », « changer de direction ». Le mot twara peut également vouloir dire « versant » ou « façade ». Inversement, katha ou l’est semble apparenté à keth, la « paroi », le « mur ». L’ouest-versant et l’est-paroi : la symétrie des opposés est manifeste. Les mots désignant le nord et le sud n’accusent pas de semblable symétrie. Il a pu exister aussi une symétrie entre l’est-origine et l’ouest-origine.

La mythologie warde en fournit des indices : c’est le cas dans le mythe le plus « ancien » de tous – au sens où il se rapporte à l’origine –, à savoir celui de l’île de Waga. Récit ethnogonique et anthropogonique, il relate comment, en des temps immémoriaux, les Wards vinrent d’une île où le dieu Warathazôn avait façonné les « figurines » qui deviendraient les premiers êtres humains. Les allusions à ce mythe abondent dans la littérature ancienne. Toutes s’accordent à situer l’île de Waga très loin en direction de l’ouest.

Un historien du XIIIe siècle, Netha, a donné la description la plus complète de cette île. Située à l’ouest, donc, elle était elle-même divisée en quatre cantons dont les noms étaient en rapport avec les points cardinaux. Le canton de l’est (katha) se nommait simplement Katha. Le canton de l’ouest était appelé Wuran. Le philosophe Monmargôn, au début du XVe siècle, a démontré que ce nom avait à voir avec werw, le « soir ». La population de ces quatre cantons était fonction du genre et de la classe d’âge. À l’est vivaient les femmes et les jeunes enfants ; à l’ouest, les hommes. Le couchant n’était pas le lieu du déclin : c’est dans le canton du nord que séjournaient et mouraient les vieillards. Dans le récit rapporté par Netha, un détail encore vient étayer l’idée d’une symétrie entre ouest et est. La capitale du canton oriental se nommait Zama (« mémoire »), mais le métal extrait dans le canton occidental était également zama, le « fer ». Ouest et est paraissent ici réversibles.

Le plus célèbre ouvrage mythographique des anciens Wards, Le Livre des légendes, donne pourtant de cette histoire une version différente, et potentiellement plus archaïque. Cette fois, seul le canton du sud est peuplé d’êtres humains. Dans celui de l’est vivent, au bord d’un fleuve de sève, « les chevreuils et les autres cervidés ». L’ouest est dévolu aux bêtes féroces, qui séjournent près d’un fleuve de sang. Le récit de Netha conserve le thème du fleuve de sève à l’est ; mais le fleuve de sang, à l’ouest, n’est plus qu’un fleuve de vin. Cet euphémisme probable paraît indiquer que l’ouest avait, archaïquement, un lien avec la mise à mort et le sacrifice.

Le zodiaque de Denderah
Le zodiaque de Denderah © CC-BY-SA-4.0/Jean-Pierre Dalbéra/Glickr

D’autres légendes partagent des traits communs avec celle de Waga. L’une évoque la fondation de Mazrâ, la principale capitale du royaume ward, conquise par le roi Zaragabal au début du XIIe siècle, mais d’existence bien plus ancienne. Des sources affirment qu’elle fut fondée par des « hommes-animaux » venus des montagnes de l’ouest, réduits à migrer après avoir tué tout le gibier de leur pays. Là encore, à l’ouest sont l’origine et le sang.

Les voyages vers l’ouest, dans la mythologie comme dans la littérature, sont dès lors des entreprises périlleuses et souvent sans retour. Certains ont pour dessein exprès de retrouver l’île de Waga. Tel fut le périple du héros Wagôr, dont Bentan Thanen (fin du XIIIe siècle) a fait un récit en prose. Bien sûr, la quête est un échec : l’accès à l’ouest s’avère interdit par Mantazael, la redoutable déesse de la magie et de la mort. Wagôr est donc dérouté vers le nord.

Le plus fameux des héros wards, Arkhan, a connu pareille déroute, quoique différemment. Après avoir découvert la Terre du Sud et récupéré la toison magique qui formait l’objet de sa quête, il cherche à regagner la mer et se dirige vers le nord. Mais les griffes ensorcelées de l’ours qu’il a tué l’attirent malgré lui vers l’ouest, où il commet un régicide qui lui vaudra la disgrâce. D’autres légendes parlent de héros qui, voyageant vers le couchant, ont à affronter des puissances maléfiques. Lié à l’origine, au sacrifice, au meurtre, à la magie, l’ouest semble, dans la culture warde ancienne, le point cardinal sur lequel pèse l’interdit le plus terrible.

Les chroniques confirment parfois le mythe et la fiction. En 1292, le roi Bagôn envoie un navigateur à la recherche de l’île de Waga. Mais le navire n’est jamais revenu de son expédition vers l’ouest. Plus chanceux fut le héros du Voyage du banni, un récit du milieu du XIVe siècle qui relate l’errance d’un condamné à travers les paysages épouvantables qui se situaient au-delà de la frontière occidentale du royaume. La toponymie est ici éloquente : à l’ouest sont les « Steppes de la Terreur », les « Dunes de pierre », le « Plateau du Vide ». Seule une protection divine permet d’en réchapper, car à l’ouest se trouve aussi le mont Phebar que le dieu Parathôn a visité autrefois et où il a vaincu les spectres, les « miasmes » et les cadavres maléfiques. Le Banni aperçoit justement le mont Phebar, et des étrangers le secourent.

L’imposition du culte de Parathôn, à partir du XIIe siècle, a pu remanier l’ancienne conception des points cardinaux comme elle a renouvelé l’ensemble des croyances wardes. Comme dieu solaire, Parathôn prend naturellement naissance à Remxhan, à l’est du royaume. À l’inverse, le grand sanctuaire voué à son « deuil » (ar Parathōn othan) est situé à l’ouest du pays. Le verbe twarān, dans ce contexte religieux, s’enrichit d’un nouveau sens : « aller en pèlerinage vers l’ouest ».

Mais des voyageurs profanes eux aussi ont parfois réussi un voyage vers l’ouest. Ainsi le philosophe Nashôn qui, au milieu du XIVe siècle, a traversé les Steppes de la Terreur, visité des régions jusque-là inconnues et fondé sur une île une communauté de disciples. L’exploit de Nashôn et de ses compagnons a été admiré. Leur île n’est pas Waga, mais elle fut le lieu d’un renouveau, peut-être la seule « utopie » de l’histoire warde, hors du royaume, de ses lois et de ses coutumes. Qu’elle ait été située à l’ouest n’est pas fortuit.

Et même si les évènements historiques et les expériences géographiques ont nécessairement modifié la perception archaïque des points cardinaux, l’ouest n’a jamais tout à fait perdu, pour les Wards, le pouvoir d’évoquer l’origine, le mystère ou l’interdit. Encore au XVIIe siècle, dans les Contes de Mazrâ de la compilatrice Azan Karthen Abengamael, on trouve cette histoire étrange : un scribe devenu aveugle, pour faire croire qu’il poursuit son travail de copiste, se met à rédiger un récit de voyage dans un pays qu’il invente et qu’il appelle « Amkan ». Et c’est quelque part vers l’ouest, on s’en doute, que le faussaire situe cette contrée imaginaire.


Frédéric Werst est écrivain. Dernier ouvrage paru : Ward. IIIe siècle (Seuil, 2014).

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