L’Est et l’Ouest, absolument

Sur le globe terrestre, il y a bien un Nord absolu (le pôle) mais l’Est et l’Ouest sont relatifs : on est à l’ouest et à l’est d’autres points. Or, curieusement, certains pays se définissent comme à l’Est (le Japon) ou à l’Ouest (les États-Unis) de façon absolue. Qu’est-ce à dire ?


On va de l’Orient vers l’Occident comme on va de la naissance vers la mort. La course du soleil apparait ainsi comme une métaphore de l’existence. Le soleil se lève et nous disons qu’il naît ainsi chaque jour ; quand il se couche, c’est sa mort quotidienne. Entre les deux, est ménagé le temps du sommeil qui est lui-même une petite mort. Nous y sommes tellement accoutumés que nous n’y prêtons plus attention. Et pourtant les mots parlent. Le verbe occidere dit certes le fait de la mort mais surtout l’acte de la donner : c’est tuer. Qui va vers l’Occident part à la rencontre de la mort, et aussi de ce qui la précède et en quoi on peut espérer voir un accomplissement, la conquête tant désirée. On vient de l’Est et on va vers l’Ouest, de même que l’on vient de sa naissance, ce lieu précis, cette date précise, et que l’on va vers la mort, dont la réalisation concrète est inconnue avant le jour fatal. L’Ouest est le but de la conquête, comme veut le mythe fondateur de l’Amérique, mais aussi de la pérégrination du moine Xuanzang qui quitta la Chine pour l’Inde au début du VIIe siècle, à en croire ce qu’écrivit Wu Cheng’en au XVIe siècle, dans son célèbre roman, La Pérégrination vers l’Ouest. Cette marche symbolise le progrès, valeur occidentale par excellence

L’étonnant, dont nous omettons de nous soucier, est que l’Est et l’Ouest ne sont pas toujours perçus comme deux directions seulement relatives. En un sens, c’est une évidence. Habiter à l’ouest de quelqu’un d’autre peut ne désigner qu’un écart minime entre deux maisons, entre deux côtés d’une rue, voire entre deux versants d’une vallée de montagne. Ceux qui sont plus à l’Est voient le soleil se lever et se coucher plus tôt, peut-être seulement de quelques minutes. Une chambre exposée à l’Est verra le soleil le matin ; à l’Ouest, ce sera en fin de journée. Entre deux maisons, la différence d’exposition peut susciter une préférence que chacun peut comprendre. Certes moindre que pour le Sud et le Nord, ces deux points cardinaux tendant à prendre une valeur absolue, du moins à l’échelle locale d’une vallée de montagne ou d’un bord de mer

"Le Roi Singe, Pérégrinations vers l'Ouest", Yashima Gakutei (1824) © CC0/The Metropolitan Museum of Art
« Le Roi Singe. Pérégrinations vers l’Ouest », Yashima Gakutei (1824) © CC0/The Metropolitan Museum of Art

Il peut en aller ainsi du fait de la position d’un pays par rapport à la masse continentale. La Bretagne est manifestement à l’Ouest, y compris du fait de son climat océanique, lui-même dû au voisinage de l’océan et au sens de la rotation de la terre. Mais l’Alsace ? Elle est à l’est de la France mais la dira-t-on à l’ouest de l’Allemagne ? En fait, non. Et pas seulement parce qu’elle est loin de la mer. Elle se reconnaît dans une culture de l’Est, dont un des traits est la consommation traditionnelle de chou et de bière. À l’échelle de la terre, il faut bien constater l’existence d’un Orient et d’un Occident absolus. D’un côté, le Japon et la Corée ne sont pas d’extrême orient seulement par rapport à nous mais aussi par rapport à eux-mêmes : l’un se dit « l’Empire du Soleil Levant », l’autre le pays du « Matin calme » et leurs drapeaux nationaux évoquent le lever du soleil. Quant à la Chine, elle a pour hymne national L’Orient rouge, couleur du soleil à son lever. Inversement, l’Amérique se vit comme intrinsèquement occidentale et il ne viendrait pas à l’idée de la qualifier d’orientale, ce qu’elle est pourtant par rapport à l’océan Pacifique. Le temps est bien obscur, du peuplement de ce double continent par les Asiatiques franchissant vers l’Est le détroit de Behring ou quittant la Polynésie sur de frêles esquifs comme le Kon-Tiki de Thor Heyerdahl, pour traverser l’océan Pacifique vers l’Est.

Le Japon était absolument à l’Est avant que l’on ne traverse banalement l’océan Pacifique : il n’y avait pas de pays à l’est du Japon. Quant à l’Amérique, elle a été découverte par des navigateurs partis vers l’Ouest, et les premières vagues d’immigration sont venues de l’Est et parties vers l’Ouest depuis l’Espagne et le Portugal, puis depuis l’Angleterre et les pays germaniques. À l’époque moderne, le peuplement des Amériques aura été l’effet d’une « conquête de l’Ouest » qui, pour les États-Unis, aura été assimilée à une ruée vers l’or, du côté californien devenu celui de l’avenir technologique, autre sorte de mine d’or.

L’Est et l’Ouest sont ainsi associés à des valeurs issues de leur situation géographique et de ses conséquences sur leur histoire. L’Orient est du côté de la naissance et l’Occident du côté de la mort – du soleil, dans les deux cas – et aussi, par métaphore, de deux regards sur la vie humaine. La valeur occidentale par essence est le regard porté vers l’avenir, dans une logique de conquête. Déjà du temps de Gengis Khan, l’Ouest était ce qu’il y avait à conquérir. Quand les Américains eurent atteint l’océan Pacifique, il se donnèrent la lune comme nouveau but de conquête. Un Ouest superlatif. Dans le même temps, la valeur orientale par excellence est la tradition, c’est-à-dire ce qu’il y avait à l’origine, ou du moins ce que l’on veut croire qu’il en reste. C’est un mythe bien sûr, mais le thème de la conquête de l’Ouest ne l’est pas moins. D’un côté, on valorise un passé idéalisé, de l’autre un avenir non moins idéalisé.

L’étonnant est qu’il y ait une constante de l’opposition politique entre l’Est et l’Ouest bien antérieure aux Grandes Découvertes de la Renaissance et aux mouvements de population qui s’en sont suivis. Le prestige de la démocratie est né de la victoire, à Marathon puis à Salamine, des petites cités désordonnées de la Grèce sur la formidable armée de l’Empire perse, l’Ouest s’est alors défendu victorieusement contre la dictature orientale. Ce que les Occidentaux disent aujourd’hui de la tyrannie russe, ce que les Russes disent de la décadence des mœurs occidentales, pourrait avoir été proféré, d’un côté comme de l’autre, dans les siècles passés. Les positions sont figées à l’Est comme à l’Ouest.

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