Jadis, quand nous étions à l’Ouest, les conversations politiques de bistrot semblaient toutes simples. Le monde était divisé en trois, l’Est, l’Ouest et le tiers-monde. Quand on était de droite, l’Est incarnait le mal contre l’Ouest défini comme le berceau vertueux de la démocratie. À gauche, on condamnait l’impérialisme américain et ses guerres, on soutenait les « révolutions coloniales » dans le tiers-monde, tout en faisant de l’Est, non sans critiques, un camp progressiste. Des deux côtés, on s’interrogeait sur la « Civilisation » en crise. Aujourd’hui, c’est bien différent.
Parler de l’Ouest sans s’interroger sur sa dimension politique est insouciant, les puissances qui le composaient jadis sont toujours là, porteuses de projets différents sinon opposés. Les guerres se rapprochent. Il faut en tenir compte. C’est bien sûr compliqué au point que la tête nous tourne, et qu’il faut prendre un alcool fort pour tenir la discussion. D’autant que le bistrot habituel a sans doute été remplacé par un réseau social, qu’il faut s’accommoder de technologies dé-socialisantes. Et pourquoi pas, poursuivre en visioconférence !
L’Est s’est dissous, les ex « démocraties populaires » et la plupart des anciennes républiques de l’Union soviétique se sont détachées du « grand frère » pour affirmer leur indépendance et, pour certains, rejoindre l’Ouest, en l’occurrence l’Union européenne et l’OTAN. On ne parle plus du tiers-monde mais du « Sud Global » sans trop savoir le délimiter, c’est un vaste espace où l’on voit émerger des puissances régionales en dehors de l’hégémonie européenne et américaine. Surtout, de nouvelles grandes puissances, particulièrement la Chine, l’Inde et le Brésil, y construisent depuis une vingtaine d’années des allégeances économiques et sécuritaires et, partant, de solides influences politiques au détriment de feu les puissances coloniales.
De fait, l’Ouest est en panne. Il est confronté à de nouvelles puissances, l’instabilité et la guerre se sont rapprochées jusqu’en ex-Yougoslavie et en Ukraine. D’anciennes puissances, comme la Russie, ont renoué avec leurs ambitions impériales, d’autres tentent une domination régionale, tels Israël, la Turquie ou l’Iran.

Être à l’Ouest a-t-il un sens politique ? Pas sûr. Le partage géographique entre l’Europe, l’Amérique du Nord, le Sud global et l’Asie ne veut plus dire grand-chose. Dans chaque zone s’installent, depuis le début du XXIe siècle, des situations qui soulèvent les mêmes questionnements : identité, émigration, guerre, misère, inégalité, environnement, liberté, démocratie. Et j’en passe. Les États en place déçoivent lorsqu’ils se disent « États de droit », et révoltent quand ils sont criminels. Où vivre ? Où se battre alors ? « Le nationalisme c’est la guerre », disait en son temps le président Mitterrand. Personne ne le croyait. Eh bien, nous y sommes !
Le repli sur soi est la mauvaise solution choisie. Il suffit d’observer ces dernières années les politiques nationalistes de l’État d’Israël ou de la Russie. Au nom d’une autodéfense justifiée après les attaques terroristes du Hamas (7 octobre 2023) ou de la menace inventée d’une Ukraine nazifiée, on conquiert et colonise jusqu’à tenter la construction d’un empire. Au Moyen-Orient, on veut un « Grand Israël » débarrassé des Palestiniens de Gaza et colonisant la Cisjordanie, au prix de massacres de dizaines de milliers de civils et de déportations. Le gouvernement d’extrême droite dirigé par Benyamin Netanyahou isole son pays du monde entier, détruit son image, commet des crimes de guerre et s’engage dans des actions de type génocidaire à Gaza.
En Russie, Vladimir Poutine a élevé sur les ruines de l’Union soviétique un pouvoir autoritaire, une dictature qui s’affirme à l’extérieur par des agressions et des guerres cruelles. Ainsi, depuis le milieu des années 1990, ce sont l’intervention en Tchétchénie, marquée par le terrible siège et la destruction de Grozny (1990-2000), celles en Géorgie qui encouragent la séparation de l’Ossétie du Sud puis de l’Abkhazie (2008), en Ukraine avec l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass (en 2014). En 2015, la Russie intervient en supplétif de Bachar el-Assad en Syrie (destruction d’Alep, 2012-2016), puis au Haut-Karabagh (2020), au Kazakhstan, etc. En février 2022, elle attaque à nouveau l’Ukraine et occupe 19 % de son territoire. Mais l’Ukraine se défend. La guerre de Poutine s’installe pour des années et menace l’Europe.
Face à ces guerres impériales et terriblement violentes, l’Ouest hésite, se divise. La vieille Europe est gagnée par des courants politiques identitaires, nationaux populistes qui, au-delà des délires de leurs dirigeants, expriment des peurs, désarrois et inquiétudes en réveillant des idéologies bellicistes. Leurs oppositions démocratiques et libérales ont tendance à s’enfoncer dans des discours et des bonnes intentions. Elles peinent à inventer des alternatives efficaces, demeurent divisées, tout en modérant leur soutien militaire aux nations opprimées. Ainsi, leurs engagements aux côtés de l’Ukraine de Zelensky, s’ils sont réels, demeurent insuffisants.
Aux États-Unis, l’élection fin 2024 du président Donald Trump accompagne et accentue ce désordre international. L’Ouest qu’il entend incarner se réduit à « l’Amérique d’abord » qu’il désire faire prospérer en abandonnant le monde à travers diverses politiques protectionnistes (tarifs douaniers, expulsions massives des immigrés, blocages des étudiants étrangers ou fermetures d’institutions tournées vers la solidarité avec l’extérieur, notamment l’Agence des États-Unis pour le développement international). Il réduit le monde à un vaste marché où il entend conclure des « deals », ramasser des investisseurs et des clients. Négligeant l’Europe qu’il cherche à diviser, obsédé par la Chine deuxième grande puissance en ce début de siècle, il n’apaise pas les tensions internationales. Au contraire, les accords de paix qu’il promettait en quelques semaines tournent à l’extermination de populations civiles.
L’american way of life longtemps perçu comme une forme du bonheur démocratique, prospère et anti autoritaire, qui attirait les intelligences et la réussite, bâti sur la puissance économique et militaire, accompagné du rêve extraordinaire d’Hollywood, se transforme en épouvantail. Idole des nationaux populistes de tout acabit, Trump inspire la généralisation de modes de vie individualistes et libertariens qui, d’ailleurs, n’ont pas tant de succès.
Les nouveaux réactionnaires de notre époque s’installent au milieu de ce brouhaha général qui ne ressemble en rien à l’Ouest confortable, épanouissant et stimulant de jadis. Ils préfèrent, chacun sur son terrain vague, entretenir discriminations, fake news, incohérences en tous genres, et s’en faire les porte-parole. Avec leur manie d’effacer et de combattre les nouveaux droits humains et les modes de vie acquis il y a un demi-siècle, ils se montrent prêts à tout. Nul ne sait où cela nous mène. L’inquiétude et la peur ont pris la place d’un bien-être durement acquis.
Voilà où nous en sommes. Ne faut-il pas en conclure que l’Ouest n’existe plus ?