Regardeur méticuleux et inventif, passeur des savoirs, lecteur inlassable, Michel Butor (né en 1926) explore les métamorphoses des espaces déplacés. Écrivain précis et généreux, il a su enseigner à travers les continents. Il montre ici cent cinq œuvres « décisives » de la peinture occidentale. Il scrute les apparences de l’Occident, les styles imprévus, les formes fixes ou fugitives.
Michel Butor, 105 œuvres décisives de la peinture occidentale montrées par Michel Butor. Flammarion, 256 p., 105 ill., 39 €
Michel Butor, Lucien et Nicole Giraudo ont organisé cet ouvrage judicieux et original. Spassky Fischer réalise la conception graphique et la mise en page. À travers les siècles nous nous promenons.
Passionné par les musées, ami de nombreux créateurs, Michel Butor propose, dans ce livre bien construit, son propre musée imaginaire. Chaque œuvre inattendue est une question ; et Michel Butor répond avec simplicité, avec une prodigieuse culture. Butor est très près de l’œuvre.
Par exemple, au palais des Beaux-Arts de Lille, Butor regarde La Chute des damnés (vers 1470) du peintre hollandais Dirk Bouts : « Nul moyen de sortir de l’enfer, semble-t-il. De même que les bons sont aspirés vers le Ciel, les méchants sombrent indéfiniment dans le gouffre, maltraités par des démons. Les damnés sont complétement nus, mais ils ne sont pas impudiques. L’horizon crépusculaire se déploie avec des rochers et des flammes s’orientant dans toutes les directions. »
Ou bien, dans les musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, Butor observe Le Dénombrement de Bethléem (1566) de Pieter Breughel l’Ancien. Marie et Joseph entreprennent un long voyage pour obéir aux ordres de l’occupant énoncés dans l’édit du recensement. C’est la neige, l’horizon brumeux. À gauche, des gens font la queue devant le bureau de recensement où ils se font inscrire. Certains patinent sur l’eau gelée d’une mare. « Dans quelques jours, ce sera la naissance de Jésus, donc la venue d’une nouvelle ère et, difficilement, d’un nouveau royaume. »
Ou encore, dans un musée de Berlin, Lucas Cranach l’Ancien peint La Fontaine de jouvence (1546). De vieilles femmes du peuple viennent se baigner dans la fontaine, pour y retrouver la jeunesse. Certaines n’arrivent plus à marcher ; on les transporte sur des brancards ou dans des brouettes ; on les traîne dans des chariots… De l’autre côté de ce bassin, les ravissantes jeunes femmes sont accueillies par un charmant chevalier élégant ; des couples dansent. Butor découvre alors un « protestantisme sensuel » d’une première période, qui pouvait être assez gaillard. Cranach dénude le corps féminin à tous ses âges ; il peint Ève, Lucrèce, Vénus.
Ou bien, à Munich (Alte Pinakothek), Albrecht Altdorfer représente La Bataille d’Alexandre (1529). Ce sont des milliers de cavaliers, les temples, les ruines, les montagnes, les tentes, les drapeaux. Alexandre de Macédoine défait Darius III, roi des Perses. Les Occidentaux écrasent les Orientaux. Le monde vacille.
Ou aussi, à Francfort, Butor voit L’Aveuglement de Samson (1636) de Rembrandt. Dans une alcôve somptueuse, la dangereuse Dalila utilise ses ciseaux ; trois princes des Philistins ligotent et aveuglent Samson dans la lumière et dans les ombres, dans les vagues des draps du lit.
Ou encore, à Munich, Butor perçoit Le Grand Jugement dernier (1617) de Rubens (608 x 463 cm). Avec le concile de Trente, l’Église approuve les cérémonies théâtrales, la sensualité baroque. Dans l’immense tableau, « la chair des damnés est aussi appétissante que celle des élues ».
Ou aussi à Londres (National Gallery), le peintre hollandais Willem Kalf donne à voir La Nature morte avec la corne à boire de la corporation des archers de Saint-Sébastien, un homard et des verres (1653). Dans une vanité cachée, le rouge intense du homard et le citron pelé éblouissent ; le bleu d’un tapis de Turquie se devine. Le homard sera bientôt dépouillé de sa cuirasse de paladin. Le crustacé sera dévoré, le vin sera bu. C’est l’ascension de la bourgeoisie.
Ou bien, Michel Butor admire l’Intérieur d’une église à Utrecht (1644) de Pieter Saenredam. Le protestantisme a chassé les images ; les vitraux sont remplacés par des verrières blanches. Saenredam peint comme un architecte avec des règles et un compas. Selon Butor, « c’est une espèce de géométrie spirituelle, une méditation sur les mathématiques, avec un extraordinaire raffinement dans le traitement des gris et des blancs, travaillés par la lumière du Nord… C’est une oasis de calme au milieu du tumulte du marché et du port ».
Dans ce livre de Michel Butor, très loin, plus tard, tu trouves un tableau de Piet Mondrian, Composition n°12 avec bleu (1936-1942). Butor note : « Très discrètement en rouge apparaissent la signature en deux lettres (PM) et, au pied du carré bleu, deux dates : 1936-1942. Six années de méditations. Cela ne vaut-il pas la peine de s’y arrêter quelque temps ? » Et il précise : « Ce qui frappe surtout, c’est le nombre de croissants noirs sur le fond blanc formant une grille derrière laquelle le petit carré bleu est comme prisonnier. On peut aussi y voir un cimetière. » Butor cite alors une phrase de Mondrian au moment de la Seconde Guerre mondiale : « Une représentation abstraite peut fort bien nous procurer de l’émotion. »
Au XVIIIe siècle, Bernardo Bellotto quitte Venise ; il s’installe à Dresde puis à Varsovie, pour peindre des vues de villes. Au Kunsthaus de Zurich, Butor regarde Les Ruines de l’église Sainte-Croix à Dresde (1765). Il y a eu la guerre de Sept Ans (1756-1763). Butor écrit : « L’écroulement de la vieille église est un exemple de la précarité des choses et des croyances au siècle des Lumières. Il rend l’intérieur visible, le dévoile même : c’est l’équivalent d’un écorché dans le domaine des édifices. […] Les restes encore debout de l’église font penser à un gibet. Est-ce une condamnation du Ciel ? La foudre a-t-elle parlé ? L’église s’est transformée en stèle ou tombe d’un monde finissant ».
Ou aussi, Butor décrit Le Cauchemar (1790-1791) de Heinrich Füssli (originaire de Zurich) : « Assis sur l’estomac de la femme se tient un gnome (ou kobold) qui l’oppresse. Elle peut à peine respirer. Le corps abandonné, toute sa chevelure dans le vide, on imagine qu’elle lutte pour se réveiller sans y parvenir. Immobile, elle cavalcade douloureusement autour de la montagne maudite. » Elle est vêtue d’une robe-suaire à l’époque des romans anglais noirs et de la Révolution.
À Londres (National Gallery), un tableau de Turner s’intitule Pluie, vapeur, vitesse (1844). Michel Butor écrit : « La locomotive se précipite sur nous. Elle sort de la toile comme une apparition, délivrée de la brume et de la fumée qui la masquaient. Elle jaillit de l’invisibilité…. Puis, le bruit nous envahit, et c’est la vision de la locomotive qui lui donne brusquement son nom. »
Butor rêve devant Le Bal du moulin de la Galette (1876) de Renoir : « Le violet est caractéristique de la peinture impressionniste et symboliste. Ce tableau de Renoir nage dedans – un violet lumineux qui vire sur le rose et s’épanouit en un sourire féminin. »
Au Munch Museum (Oslo), Edvard Munch peint le Cheval au galop (1910-1912). « L’animal furieux, enragé, terrorisé, fuit vers nous et va nous emporter dans sa fuite de l’autre côté de nous-mêmes… ce seraient les neiges, car il y a blanc et blanc, celui de la route, celui des toits, celui de la forêt, celui du ciel bouché… »
Gustav Klimt propose le Champ de coquelicots (1907). À la fin de sa vie, Klimt donne à ses paysages de plus en plus l’aspect de tentures végétales, un peu comme les fonds des tapisseries de la fin du Moyen Âge. Cette profusion de coquelicots est un « champ d’yeux flamboyants fixés sur nous ».
C’est La Rue (1933) de Balthus. Neuf personnages passent sans se voir. Vêtu de blanc, un homme porte un madrier qui lui cache le visage. « Ce n’est pas un instantané, mais une composition faite d’immobilisations… Nous sommes ici dans le palais de la Belle au bois dormant, mais nous y dormons les yeux ouverts. Le déclic nous y prend en flagrant délit de somnolence. »