Les années de transition

Que s’est-il passé dans la tête des femmes qui ont embrassé le féminisme de la fin des années 1970 à Barcelone ? Dans un livre paru en 1980 et traduit aujourd’hui en français, L’heure violette, l’écrivaine espagnole d’expression catalane Montserrat Roig (1946-1991) livre un témoignage crucial, aussi précis que sincère, de la manière dont s’entrechoquent la volonté d’autonomie, les luttes politiques et mémorielles de l’époque et les appétits du corps et de l’amour romantique. Un contenu tourbillonnant dans une mise en abîme habile, révélatrice des dilemmes propres à la création romanesque.

Montserrat Roig | L’heure violette. Trad. du catalan par Marc Audi. La Croisée, 288 p., 22 €

Roman dans le roman, dont il occupe la partie centrale, « le roman de L’heure violette » réunit des feuillets de journaux intimes, lettres et notes de plusieurs personnages féminins de la saga familiale déjà racontée par Montserrat Roig dans Le temps des cerises. Dans cette partie, il est question de l’amitié entre Judit, la mère de Natàlia Miralpeix dont on suivait le retour à Barcelone après une longue décennie d’absence, et Kati, une femme en avance sur son temps, qui s’est brutalement suicidée en 1942.

Raconter cette amitié – ou cet amour, qui « eut l’intensité de ceux que l’on veut éternels » – est un défi lancé par Natàlia à son amie Norma au tout début du livre : « J’aimerais que tu écrives quelque chose sur maman et Kati. Comme si c’était sur toi et moi ». Ici se trouve le premier nœud de L’heure violette : la relation de Natàlia et Norma, ce n’est pas celle de Judit et Kati. Et Norma, journaliste reporter passionnée, qui vient de signer un livre sur les déportés catalans de la Seconde Guerre mondiale, rechigne d’abord à la tâche. Mais « chacun de nous a mille visages… et c’est déjà bien si dans un roman on parvient à en restituer trois ou quatre ».

L’Heure violette, Montserrat Roig, La Croisée, 288 p., 22€.
« La femme et l’oiseau », Joan Miró (Barcelone, 1938) © CC-BY-SA-4.0/

Le projet même du roman est dévoilé dès les premières pages : rendre les mouvements d’une même histoire, similaire et différente. Pas seulement parce que celles et ceux qui l’ont vécue et qui la racontent sont différents, mais dans l’acte même de poser des mots. Montserrat Roig joue avec les formes, saute fréquemment d’une narrateurice à l’autre, des dialogues bruts aux flux de pensées, des lettres aux journaux intimes… Elle retranscrit même les commentaires déclenchés en regardant des photos de famille. La matière des relations devient plus ample, dense et complexe au fil des versions, non seulement selon les personnages mais dans le temps même qui diffracte les traces laissées par les affects en chacun.e.

Retirée sur une île méditerranéenne, où elle vit les derniers moments de sa relation avec son amant, Natàlia, premier double de l’autrice qui a fait de sa liberté un étendard et porte un regard intransigeant sur les passions de Norma, l’admet dès la première lettre envoyée à son amie : « Je dirais que nous ne sommes guère capables d’évaluer le réel avant qu’il ne soit devenu un souvenir. Comme si nous cherchions à le revivre. C’est pour cela que je crois que la littérature a encore un sens. Elle n’est pas l’histoire. Elle s’invente un passé à partir de quelques détails venus de la réalité, même si cela n’a lieu que dans notre esprit. »

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Quels esprits nous raconte Montserrat Roig dans L’heure violette, donné comme son roman le plus ouvertement féministe ? Photographe, essayiste, journaliste ayant signé un grand livre-témoignage sur les Catalans dans les camps de la mort (comme son personnage de Norma, autre double d’elle-même), militante au Parti communiste catalan, l’écrivaine partage ici avec acuité les doutes qui traversent ses engagements en de nombreux conflits – en soi et avec les autres.

Les descriptions poétiques fixent les souvenirs comme autant d’éléments du décor, des citronniers et des orangers de Barcelone, des murs et des bibelots de l’appartement de l’Eixample de Judit, des arbres et des voisins de la maison dans la vallée où Norma revient écrire… L’inverse est vrai : les souvenirs refluent en autant d’images intempestives qui remuent les personnages dans leur présent, palimpsestes dits et redits jamais de la même manière.

Toutes ces contradictions animent Natàlia, indépendante farouche devenue l’amante d’un homme marié ; Norma, journaliste qui veut accorder son amour (et désamour) individuel à celui de l’humanité ; Agnès, femme quittée qui ne veut plus être une Pénélope dans l’attente… mais aussi les hommes qui gravitent autour d’elle, dédiés aux articles et aux réunions politiques, tout autant plongés dans les luttes matérialistes que fermés au marasme de leurs propres émotions.

Ces années de la Transition auraient pu être calmes, après la mort de Franco et pendant l’ouverture démocratique en Espagne, peu avant l’explosion de la Movida. Pourtant, lorsqu’ils assument de regarder profondément en eux-mêmes, les personnages de L’heure violette constatent que le passé y subsiste sous forme de délire, collé au fond de leur subconscient. Natàlia rêve encore du Caudillo : « Franco est à l’intérieur de moi, collé comme une limace. Le vieux bout de peau n’en finit pas de crever. Il me fait mal, Jordi, à force de surgir lorsque je m’y attends le moins, de me surveiller comme une bête sauvage qui s’apprête à m’attaquer. Ses yeux rouges débordent de sang. Mais il n’a pas de visage. Des yeux, seulement. Le dictateur n’a plus de nom. »

Le mal a laissé des marques indélébiles. Malgré les avancées du présent, mettre en forme la mémoire est indispensable pour se réconcilier, avec les autres et avec soi. La question du souvenir mêle ici l’histoire personnelle, faite de naissances et de ruptures, à l’histoire collective, faite d’idéologies naissantes et de l’horreur des conflits. Deux formes d’histoires qui s’imbriquent superbement dans ce roman, certainement la seule manière de lier ensemble tout ce qui semble s’y opposer, en nous contant les tourments amoureux d’une génération de femmes militantes de la troisième vague féministe. Et après l’heure violette, en vient une autre : « L’heure est peut-être venue pour le temps collectif de quitter l’enfance, notre temps doit parvenir, peut-être, à maturité. C’est-à-dire au moment où l’on connaît le bien, mais aussi le mal. Le mal et le bien qui se trouvent à l’intérieur de nous. »