Rotolux Press publie ce mois-ci, pile à l’heure pour le mois des fiertés et des luttes LGBT+, une anthologie de textes du lesbianisme radical tel qu’il s’est développé aux États-Unis entre 1969 et 1974 (à ses tout débuts, donc), au sein de mouvements féministes alors eux-mêmes renaissants. On y trouvera des textes de Martha Shelley, Willyce Kim, Rita Mae Brown, Pat Parker, Judy Grahn, Sue Katz, Charlotte Bunch, Donna Gottschalk et d’autres anonymes collectives.
« Le mouvement féministe est un complot lesbien », annonce le titre avec sarcasme, en reprise d’un slogan des Radicalesbians. On comprend qu’il s’agit d’une provocation fière et goguenarde, d’un refus de plier devant les régressions idéologiques et politiques du moment. Nul besoin de rappeler en effet le mouvement de recul des droits, l’accroissement des violences envers les femmes, les lesbiennes, les bi·es, les gays, les trans et toutes les personnes queer en général – parmi d’autres flambées des haines sociales – que connaissent en ce moment les États-Unis, d’où viennent ces textes. Côté français, où ils sont transplantés, pas de quoi pavaner : le masculinisme monte avec l’extrême droite en contexte de « backlash » médiatique ; les violences homophobes et transphobes sont en hausse constante depuis des années. Un tel titre joue son rôle dans ces contextes : confirmer l’outrage, disqualifier le débat qui n’a pas lieu d’être. Il dit bien à qui l’on s’adresse : à celleux qui, face aux attaques comme aux traîtres bienveillances, sont las⋅ses de devoir tourner en boucle sur les mêmes arguments éculés, les mêmes b.a.-ba de l’histoire des luttes féministes et LGBT+, pour leur proposer enfin un peu de matière vive. Rageuse, joyeuse et souvent difficile : vive.
L’objet – puisque, aux éditions Rotolux Press, on parle d’objets – est particulièrement beau. La jaquette annonce d’emblée la couleur (violette) : que celleux qu’elle « terrorise » – pour reprendre le titre d’une récente publication – se sachent dispensé⋅es d’ouvrir le livre. Le bandeau détaille la photo d’un local militant où s’affiche l’un des mots d’ordre de l’époque, « Lesbian Unite » ; à son verso, une photo de « Marlene et Lynn » en 1969, par Donna Gottschalk. Les pages de garde reproduisent d’autres planches-contact de l’artiste : on y voit des archives des Women Press Collective (1974), d’autres de la « Maud’s Softball Team » de San Francisco (1972). Sous la jaquette, surprise : une couverture toute d’annonces et encarts publicitaires typiques des revues militantes des années 1970, bigarrée, chorale. Le reste est à l’avenant, mimétique de l’ambiance des revues de l’époque – ici Come out!, The Lesbian Tide, RAT, Lavender Vision, The Furies. Les textes apparaissent en colonnes sur les pages, ferrées à gauche. Les polices alternent, c’est indiqué : l’Aalter pour les paratextes qui présentent chacun des extraits, la *Cooper pour ceux-là. Des dessins et symboles repris au hasard de documents d’archives, imprimés en jaune, ponctuent visuellement le recueil. Chaque article est accompagné d’une reproduction miniature de sa version originale, qu’on peut donc lire aussi – en plissant les yeux – en langue anglaise.

Le fait est très matériel. Dans les revues et fanzines politiques des années 1970, « le graphisme est urgent, vif, brut, joyeux », rappellent les coéditeur⋅ices du volume, Hélène Giannecchini, Félixe Kazi-Tani, Louise Toth, avec Sasha Candé et Joséphine Givodan. Iels le soulignent, l’émancipation politique et culturelle passe par le contrôle des moyens de production : en l’occurrence, par la mise en place de micro-coopératives de création graphique. On peut voir le même phénomène en France à la même époque : on pense à l’inventivité graphique d’une revue comme Le Torchon brûle, mais aussi par exemple au travail typographique mené par les imprimeuses de Voix off, récemment mis en lumière dans un autre beau volume de réflexion sur l’archive féministe et lesbienne. Cette pratique typographique revient en force dans les espaces militants contemporains : elle est collective, active, depuis la recherche dans les archives jusqu’aux collages de rue contre les féminicides. Les glyphes de Bye Bye Binary, défendus notamment par Camille Circlude, sont cités dans le recueil. Bien sûr, la publication de ce volume aux Rotolux Press en rappelle d’autres, par exemple l’Anthologie douteuse d’Élodie Petit et Marguerin Le Louvier, recueil de poèmes à la jaquette fluo, ou Des choses que j’imagine de Romy Alizée, livre d’art et de textes lesbiens qui paraît au même moment.
Ce travail matériel visibilise formellement deux autres aspects importants de l’anthologie : le travail collectif qui l’a modelée, le mouvement de traduction d’archives dans lequel elle s’inscrit. Le premier doit être particulièrement souligné, il est dans l’air du temps, dans les contextes féministes : on publie collectivement. Le soutien financier de la LIG en est caractéristique. Quant au mouvement de traductions, il est, certes, ancien : la pratique de la traduction fait partie de l’ADN de l’histoire féministe. L’anthologie entre ainsi en écho avec une foule de traductions et de rééditions récentes : celles de Dorothy Allison, de Joanna Russ, d’Adrienne Rich, de Joan Nestle, de Minnie Bruce Pratt, d’Eileen Myles, de Gloria Anzaldúa ; celles de Monique Wittig ou de Jovette Marchessault aussi, dans le contexte francophone. On reconnaît, dans la liste des nombreux⋅ses traducteur⋅ices qui ont aidé à la conception de l’anthologie – difficile de les identifier ici sans déroger à la règle collective qui la gouverne –, des noms bien connus de ce contexte actuel de republication des littératures et théories lesbiennes. Beaucoup gravitent autour de la maison Hystériques & Associées, devenue centrale dans le paysage après la traduction du chef-d’œuvre de Leslie Feinberg qu’est Stone Butch Blues, en 2019. Au fil des pages du recueil, certaines notes sont particulièrement intéressantes ; je relève notamment celle qui, au sujet des poèmes et des « mots-haches » de Judy Grahn, explique pourquoi il a fallu organiser des lectures à voix haute, en atelier, pour trouver les mots « les plus tranchants » d’une juste traduction.
Des mots, des phrases ou des vers acérés, on en trouve en effet plein le recueil : il n’est pas tendre. Forcément : son ancrage définitoire est bien celui des Radicalesbians, qui demandaient « Qu’est-ce qu’une lesbienne ? » Réponse : « une lesbienne, c’est la rage condensée de toutes les femmes, prête à exploser ». Rage féministe, par définition violente, réplique défensive de celles qui reçoivent, jour après jour, insultes et menaces de mort. L’anthologie célèbre sciemment, de la sorte, une radicalité politique qui peut inspirer aujourd’hui, celle d’un lesbianisme pensé à l’intersection d’une lutte globale contre les violences politiques, notamment capitalistes, racistes, impérialistes, écocides. Ce lesbianisme politique est représenté selon un panel de configurations possibles, de la féministe « woman-identified woman » à la plus radicale injonction séparatiste. Il ravive une vieille mémoire des identités et cultures lesbiennes, qu’on a absolument besoin de maintenir vive pour éviter le « vague dégoût » et les malentendus qui grèvent l’histoire intergénérationnelle des communautés féministes et LGBT+ – comme l’illustre de manière particulièrement touchante le tout dernier texte du volume.

Le recueil, en effet, ne s’embarrasse pas de pincettes. Ni envers le public étranger aux questions abordées – on l’a dit – ni même envers les communautés attentives de lecteur⋅ices affamé⋅es d’espoir politique. Les textes datent. C’est admis, mais on peut quand même regretter que le volume ne propose pas plus d’éléments de nuance par historicisation. Certains articles abordent des questions débattues depuis cinquante ans, dont les formulations encore hâtives et balbutiantes à l’époque peuvent surprendre aujourd’hui. On peut craindre en fait qu’à défaut de recontextualisation théorique et politique, les textes ravivent de manière quelque peu caricaturale des conflits parfois stériles, ou au moins trop complexes pour être traités… à la hache (!). Ainsi de tout le sous-texte, à peine relevé, qui concerne l’histoire des co-constructions du féminisme, du lesbianisme, du mouvement gay et des luttes trans.
Les éditeur⋅ices le disent discrètement, iels favorisent le féminin exclusif dans leurs traductions (pas dans les paratextes), pour respecter la forme historique d’une lutte qui s’est, de fait, pensée au féminin. Le choix est historiquement pertinent, mais il ne manquera pas de susciter des incompréhensions en contextes queer. Il en va de même pour d’autres débats houleux, présents mais non élaborés par l’appareil éditorial, qui jalonnent l’histoire croisée des mouvements et pensées féministes et queer. Par exemple, en ce qui concerne les « sex wars » à venir, qui se profilent déjà dans ces articles (côté sex-neg, majoritairement) sans y être soulignées ; ou pour ce qui a trait à la convergence des luttes féministes et antiracistes (aux effets retors de la « culpabilité » vécue par certaines des autrices du recueil) ; il en va de même encore pour ce qui touche à la question de la bisexualité ou du « privilège hétérosexuel » (expression souvent mobilisée, pour contestable qu’elle soit à l’évidence lorsqu’on parle spécifiquement des femmes). Le parti pris est, sans doute, celui du pavé dans la mare : au moins, grâce à cette anthologie, le document historique existe matériellement, sans plus de délai ; on peut s’en emparer.
Du reste, c’est l’objectif annoncé : donner du jeu à l’interprétation, favoriser une forme d’« agentivité » littéraire face aux textes. Iels le disent ainsi : « ces textes ont une action sur le monde, ils fédèrent, donnent de la force, précisent les arguments, poussent à l’action celles qui les écrivent et les lisent ». Certains articles s’emparent directement de questions littéraires. Ils en parlent : ainsi Rita Mae Brown, parmi quelques féministes américaines, qui est elle-même écrivaine, et qui s’interroge sur cette « littérature produite par les hommes [qui] ne publient pas encore » celle des femmes. D’autres articles sont directement littéraires : des poèmes de Judy Grahn, Willyce Kim et Pat Parker sont inclus dans l’anthologie ; la correspondance de Pat Parker et d’Audre Lorde, tout juste traduite en français par Chloé Savoie-Bernard d’ailleurs, est évoquée. Quelques occasions sont peut-être manquées : autour de Monique Wittig, par exemple, présentée en fin d’ouvrage comme « activiste et philosophe », plutôt que comme l’écrivaine qu’elle était pourtant avant tout. Écrit à l’encre violette, selon ses mots, le lesbianisme à l’époque est une question littéraire : on aurait voulu pouvoir en lire plus. Demeure l’essentiel : l’inscription dans un panorama global d’engagement artistique et politique, attentif à la préservation d’une mémoire trop souvent mise au placard.
Bel objet, le livre est donc, aussi, signe d’un féminisme et d’un lesbianisme résolument matérialistes. Il souligne que l’histoire des pensées et luttes féministes et lesbiennes est continue, y compris dans ses renouvellements et dans ses conflits : elle est contemporaine et toujours vive de ses propres élans, ruptures et contradictions. L’anthologie répond ainsi, concrètement, à l’appel des militantes lesbiennes des années 1970, « à la recherche, à l’archivage et à la diffusion », comme bases fondamentales de tout travail politique. Elle n’est pas seulement le témoin d’un moment historique – souvent oublié, parfois mythologisé au contraire –, elle est aussi un appel à la reconnaissance du coude-à-coude des générations et des courants qui font les combats et les débats du jour, pour comprendre ce qui reste à faire et à écrire aujourd’hui.