Nombreuses sont les voies

« La mémoire m’est revenue à Herben, et elle ne cesse de jaillir depuis. J’ignorais ce qui était caché en moi. J’avais quinze ans lorsque j’ai dit adieu à mes parents, et j’étais persuadé que ma vie en terre slave avait pris fin. Désormais, j’errerais de lieu en lieu, je serais italien en Italie, et en allant vers le nord, en Autriche, je serais comme chez moi. » Dans cette première édition française d’un livre paru en hébreu en 1991, initialement titré Le chemin de fer et devenu La ligne, Aharon Appelfeld suit les tribulations d’Erwin, traquant le SS qui a assassiné ses parents.

Aharon Appelfeld | La ligne. Trad. de l’hébreu par Valérie Zenatti. L’Olivier, 172 p., 21,50 €

Erwin, la cinquantaine, a perdu mère, père, terre et langue natales. Il n’a plus de « lieu fixe dans le monde » et erre depuis quarante ans le long d’une ligne « courant de Naples au Grand Nord ». Cette ligne de chemin de fer traverse l’Europe du sud au nord, en passant par l’Autriche. C’est elle qui donne son titre au livre. « Les trains m’ont rendu libre », dit Erwin, ils lui permettent de circuler dans le monde d’après, d’errer de lieu en lieu, de manger et dormir dans des villes « que vous ne situerez sur aucune carte » et dont les noms juifs évoquent l’immense cimetière qu’est devenue l’Europe après la guerre : Steinberg, Weinberg, Zalstein. Sans amarres, Erwin est entièrement mû par un désir de vengeance : il parcourt inlassablement cette ligne à la recherche du SS Nachtigall qui a assassiné ses parents. Lors d’une discussion avec d’autres personnages dont les proches ont été assassinés, il évoque l’obligation de se venger des assassins : « Tant qu’ils vivraient, nos vies seraient invivables. » Dans un autre livre, Bruno, un double d’Erwin, affirme : « La pensée que les assassins ne dormaient pas la nuit, terrifiés par la vengeance, arrivait à me sortir parfois de ma mélancolie. » Seule la mort de ce SS pourra soulager Erwin de sa mélancolie, cette « bile noire » qui le cloue sur place des jours entiers.

En chemin, Erwin collecte des manuscrits et des objets dont il fait commerce pour vivre. Mais ce n’est pas un simple gagne-pain : « C’est un travail sacré. Il est interdit de laisser ces objets entre des mains étrangères, de merveilleux souvenirs y sont contenus. » Toute la vie juive partie en fumée est contenue dans ces objets dont les plus précieux sont mis dans des malles en fer à destination de Jérusalem. Erwin collecte également des souvenirs de son père, un fervent communiste qui le traine avec lui dans ses assemblées mais dont les accointances politiques ne le sauveront pas de la mort. Et de sa mère qui lui transmet son amour de la langue allemande et préfère les bancs de l’école à ceux des assemblées politiques. Souvenirs et désir de vengeance apparaissent comme les deux pôles qui orientent la vie d’Erwin, le passé et le futur de la ligne temporelle sur laquelle il erre comme un funambule. À moins que la ligne ne décrive un cercle où Erwin tourne en rond. Car tout se passe comme si la vengeance, qui est le but de son voyage, venait se substituer à l’impossible retour vers le passé : « Si j’ai un quelconque point d’ancrage sur cette terre, c’est ma ville natale perdue, ou plus exactement la petite maison abandonnée située sur la Bsibenbiergerstrasse, là où je retournais voir ma mère. Il me semble parfois que tous mes voyages sont dirigés uniquement vers ce point. » Ce point où se rejoignent l’assassinat de sa mère et la mort désirée de Nachtigall.

« Un train à vapeur », Albert Lloyd Tarter (vers 1940) © CC-BY-4.0/Wellcome Collection/WikiCommons

Dans un discours d’introduction à un congrès d’études juives, Appelfeld disait en 2001 : « Nombreuses sont les voies qu’emprunte un Juif pour rentrer chez lui. » La vengeance, le souvenir, la collection constituent des modalités possibles de ce retour. La voie qu’Appelfeld emprunte, lui, est l’écriture. Sa ligne à lui, c’est la littérature. Dans un de ses Essais à la première personne consacré à Kafka, Appelfeld écrit que « la voie sinueuse qui mène au Château n’est qu’un cri des profondeurs en direction du sens ». Or, c’est précisément sur cette image que s’ouvre le livre : « Depuis la fin de la guerre, je suis sur cette ligne, comme on dit : longue, sinueuse […] Je vis au rythme des signes, en fonction des codes dont je suis le seul à connaître la signification ». Dans un monde sens dessus-dessous, des paysages fantomatiques peuplés de déportés qui ne sont « pas encore sortis des cages de la mort », le narrateur et à travers lui l’auteur tentent de donner un sens à la destruction, de mettre des mots sur la mort.

Comme chez Kafka, la langue est sobre, presque dépouillée. Sans effets. Comme pour ne pas nous distraire de l’abime au-dessus duquel nous nous tenons en lisant. La mémoire elle-même devient une machine de mort comme celle qu’on trouve dans la « Colonie pénitentiaire » et qui condamne les survivants au souvenir : « Ma mémoire est mon grand malheur. […] Il n’existe aucun outil pour la détruire. Ma mémoire est une extraordinaire machine de conservation, diffusant sans relâche les années écoulées et leurs visions ». Ainsi la ligne est-elle, dans le texte, à la fois réelle et métaphorique, elle le chemin de fer que parcourt Erwin et le roman qu’Aharon, né Ervin Appelfeld, écrit. Et c’est bien la fiction qui, dans ce texte d’il y a plus de trente ans, ancre paradoxalement un réel désamarré par la Shoah.