Le livre de Saidya Hartman À perte de mère (Lose Your Mother en anglais) est, par définition et par destination, un livre irrésolu, puisque son autrice s’y engage sur les routes de l’esclavage. On ne saurait en effet entreprendre pareille quête sans hésiter, et on ne le pourrait sans doute pas sans faire de cette hésitation son principe. « Parfois revenir en arrière et avancer se confondent », constate Saidiya Hartman lorsqu’elle parvient à peu près au tiers de son parcours.
Première irrésolution : sans avoir totalement disparu pour autant, ces routes qu’elle décide d’arpenter au Ghana six mois durant parce qu’elles y sont plus visibles qu’ailleurs sur le continent africain n’existent plus, du moins plus telles que Hartman se les représentait depuis les États-Unis où elle enseigne. Suivant une assonance sur laquelle Paul Gilroy avait fait fond il y a une trentaine d’années dans L’Atlantique noir, ces routes devraient la conduire jusqu’à ses racines (roots en anglais), c’est-à-dire vers ce qui fait constitutivement défaut à tout descendant d’esclaves comme elle en ce qu’institutionnellement ce qui faisait d’une personne réduite en esclavage une esclave résidait précisément dans la perte presque irrémédiable de son lignage, de la possibilité pour elle d’invoquer une filiation.
« La “corde de la captivité” vous reliait à un maître plutôt qu’à un père et faisait de vous une progéniture plutôt qu’un*e héritier*e », écrit Hartman, qui sait par conséquent peu de chose sur sa propre famille, sinon qu’elle vivait à Curaçao lorsque Lincoln proclama la première abolition aux États-Unis en 1863, que son arrière-arrière-grand-mère maternelle, Polly, avait été esclave dans l’Alabama, bien qu’elle déclarât à l’époque (une archive en témoigne) ne se souvenir de « rien du tout » concernant cette période de sa vie. Hartman sait aussi que l’un de ses arrière-grands-pères était juif et que son patronyme vient de lui (elle a elle-même choisi de se prénommer Saidiya et d’abandonner Valarie, son prénom de naissance), et que son grand-père, marin au long cours, se rendit plusieurs fois en Afrique sans, quant à lui, évoquer « jamais le moindre lien ancestral ni quelque relation qui existerait entre cet endroit et nous-mêmes ». Cette attitude tenait autant au fait que cet homme se sentait « chez lui partout dans le monde » qu’à son désir d’échapper « aux limites d’un monde étroit ». « C’était un fugitif », dit de lui sa petite-fille, dont le seul refuge habitable à ses yeux était « celui du pays rêvé » qu’il s’était formé.
Il est à cet égard compréhensible mais sans doute un peu dommage que la traductrice de ce livre paru il y a près de vingt ans (en 2006), la chercheuse Maboula Soumahoro, ait proposé, au lieu de « Fugitive Dreams », « Rêves-errance » comme titre du dernier chapitre, tant ce terme-là de « fugitif » résonne aussi bien poétiquement que politiquement. Plusieurs autres choix de traduction mériteraient d’être discutés, au premier chef l’homophonie entre « mère » et « mer » qu’introduit dès le titre le passage au français, mais le plus discutable, parce que le plus présent, est sans doute celui de recourir à l’écriture inclusive même pour les propos rapportés et pour certains textes cités, notamment anciens.

Ainsi d’extraits du discours de l’abolitionniste William Wilberforce au Parlement britannique en 1792, qui se trouvent de surcroît intégrés au récit par les italiques alors qu’ils figurent en romains assortis de guillemets dans le texte original, et que, quelques pages plus loin, la version française reproduit ces mêmes guillemets lorsque l’autrice cite in extenso l’improbable entrée « esclave » d’un code d’assurances anglais de l’époque, définition qui est également retranscrite en mode inclusif. Problématique en soi, ce principe de réécriture pâtit de surcroît de n’être pas aussi systématique qu’annoncé puisque, un peu plus loin encore, une citation du pasteur Theophilis Opoku datée de 1877 ne souffre quant à elle d’aucune altération, et qu’à la toute fin du livre, Soumahoro écrit par exemple que « l’histoire de l’esclavage se composait des récits de fugitif*ves et de guerriers, pas de ceux des maîtres et des esclaves », sans donc féminiser ni « guerriers » ni « maîtres » ; ce qui est sans doute là aussi dommageable.
Bien qu’elle soit naturellement d’une autre nature, il y a là une irrésolution de la part de la traductrice qui ne facilite guère la compréhension de celle qui fonde l’écriture de l’autrice (laquelle a cependant validé la traduction en français, précisent les éditeurs). Comme l’annonce Soumahoro dans sa préface, À perte de mère est en effet « à la fois mémoires et études ethnographiques », au risque qu’au moins au début du livre l’auto-ethnographie à laquelle se livre Hartman en tant qu’Africaine-Américaine débarquant au Ghana sans trop savoir (ou en sachant trop bien) ce qu’elle y cherche s’étende un peu longuement en digressions anecdotiques sur le niveau de confort de sa chambre d’hôtel, ou sur ses préjugés d’Occidentale qui lui font prendre un exercice militaire pour un coup d’État la première nuit de son séjour, ce qui amuse évidemment sa logeuse.
Ce type de maladresses tient en partie au fait que son récit évolue sur une ligne ténue, dont le registre introspectif déborde avec plus ou moins d’à-propos sur les questionnements rétrospectifs et les hypothèses prospectives qu’il nourrit vis-à-vis des conditions d’expression de la mémoire de l’esclavage : qu’il s’agisse de la possibilité de rendre celle-ci visible, alors que la visite du fort d’Elmina, haut lieu de la traite dès la fin du XVe siècle, s’avère décevante – « Plus tard seulement je compris qu’il n’y avait rien à voir. Rien ne m’avait échappé », concède Hartman – tandis qu’à l’intérieur des terres « les ruines étaient les seuls monuments qui commémoraient l’esclavage », ou de la possibilité de parler cette mémoire dans un pays où l’on s’étonne qu’une étrangère revendique son « ascendance servile » là où « les gens sont fiers du fait que leurs arrière-grands-parents aient plutôt possédé des esclaves que fait partie du grand nombre d’esclaves qui abondaient », comme le lui fait remarquer l’un de ses interlocuteurs sur place.
Dans la ville de Salaga, Hartman se trouve confrontée à un saisissant retournement de l’histoire. Afin de prémunir certains habitants de la stigmatisation sociale encore attachée au souvenir de la condition d’esclave de leur aïeux, tous ont résolu ensemble de ne plus faire état de leur généalogie en public, reconduisant par cette décision le principe définitoire de l’esclave afin d’en prémunir leurs descendants potentiels et de les y soustraire. Ce type de prise de conscience constitue assurément la part la plus intéressante du livre de Hartman, parce que la plus déroutante, au sens aussi de ce qui s’écarte des « routes » que son autrice prévoyait d’emprunter, « déroute » qui la pousse par rebonds à reconsidérer la place des « racines » avec lesquelles elle comptait renouer. Tout l’enjeu d’un tel livre consiste en effet à rechercher la bonne distance : par rapport au temps et à l’espace, d’une part, et, de l’autre, vis-à-vis de soi et des autres.
Hartman pratique pour cela la variation d’échelles, et les chapitres qu’elle consacre à des thèmes économiques de nature commerciale comptent parmi les plus éclairants, quoique d’une lumière inévitablement crue. Celui intitulé « Les cauris de sang » rappelle ainsi le rôle quasi fantasmatique joué par ces coquillages à l’aspect aussi séduisant qu’inquiétant (« tel le vagina dentata, les coquillages révélaient des images de procréation et de destruction », relève Hartman) en contrepartie desquels près d’un quart des esclaves déportés furent échangés, estime-t-elle.

Les enseignements qu’elle en tire résonnent étrangement avec les thèses de Thorstein Veblen sur la consommation ostentatoire : « Le prestige, plutôt que l’utilité, a motivé la participation de l’Afrique à la traite des esclaves », constate l’autrice, qui ajoute que « l’argent, les objets de luxe et les biens sophistiqués étaient essentiels pour la définition et le maintien de la hiérarchie de classe et de statut », en sorte que si « cette destruction de la vie a donné naissance au capitalisme en Occident », elle a entraîné le déclin de l’Afrique, dont « les énormes pertes » n’ont pas été contrebalancées par des « gains pérennes », écrit-elle. Plus encore, l’histoire de cette internationalisation des échanges révèle qu’« une économie qui reposait sur le vol a relié ce territoire supposément reculé au reste du monde », en sorte qu’il faudrait compter le pillage et la tromperie au nombre des fondements historiques de la globalisation.
Ce qu’une telle conclusion peut avoir de vertigineux ou d’abyssal, selon l’endroit d’où on la tire, contribue indéniablement à augmenter le sentiment d’incommensurabilité qui s’empare de celui qui découvre cette histoire au rythme de la relation qu’en donne Hartman. La sensation est d’autant plus déroutante là aussi qu’un lecteur habitué aux dits « lieux de mémoire » prend progressivement conscience qu’en dépit de l’existence de sites manifestement liés à cette mémoire, ceux-ci ne forment pas pour autant des lieux à même de dessiner une topographie clairement identifiable et moins encore déterminante au sens où la commémoration exige quelque chose comme un point pour se fixer. Non que de tels points de fixation n’existent pas, mais ils sont si nombreux, si divers et si éloignés les uns des autres, que les relier tous entre eux s’avère une tâche presque infinie, si bien que cette mémoire-là, toute temporelle qu’elle soit, demeure essentiellement spatiale et pour cette raison irreprésentable, fût-ce par des moyens géographiques plutôt qu’historiographiques.
Cette dispersion mémorielle, corrélative d’une mémoire diasporique, comme le souligne Soumahoro, explique peut-être que le récit, qu’il soit oral, chanté, littéraire ou du type de l’essai universitaire, se soit imposé comme son mode d’évocation privilégié ; comme si le texte permettait seul de retisser cette mémoire effilochée afin d’y intégrer en les y brodant toutes les « chutes » qu’elle a laissées derrière elle. À cet égard, l’initiative des éditeurs d’adjoindre au récit d’À perte de mère un article que Hartman a publié peu après sa publication, « Vénus en deux actes », constitue un précieux pas de côté.
Sans rien y résoudre là non plus, l’autrice y réfléchit en effet aux pouvoirs et aux puissances de la narration proprement dite : « n’est-elle que son propre don et sa propre fin » ?, s’interroge-t-elle ; est-elle « une manière de vivre dans le monde au lendemain d’une catastrophe et d’une dévastation ? Un foyer mondial pour les existences mutilées et violées ? Pour qui – pour nous ou pour elles ? ». Dans tous les cas, aux yeux de celle qui se déclarait « agnostique à propos de la question des réparations », la narration apparaît « comme une forme de compensation ou même de réparation, sans doute la seule que nous recevrons jamais ».
Aussi est-il de la plus haute importance à ses yeux que toute écriture passée soit désormais soumise à une forme de droit d’inventaire afin de mettre en évidence ce que sa banalité peut avoir d’obscène comme l’est d’évidence l’horreur qui y est parfois décrite, de même qu’il importe d’inventer une écriture qui fasse droit à ces histoires jusque dans leur obscénité sans pour autant rien concéder à cette dernière. Peut-être est-ce pour ces raisons qu’une telle écriture doit accepter sa propre irrésolution, et certainement faire plus encore que s’y résoudre, mais la revendiquer hautement comme la seule forme à même d’exprimer ce qui, s’étant perdu, ne cesse de se perdre encore.