À partir de la pensée américaine de l’outdoor (Thoreau, Emerson…), Joëlle Zask s’interroge sur les conditions d’existence d’un art en extérieur, art fragile, pris dans des enjeux politiques et sociaux dont il est l’agent ou la victime. Et sur la question de savoir si l’expérience spécifique qui en résulte est capable ou non de créer des lieux publics.
Je cherchais les œuvres installées sur les Maréchaux suite à l’inauguration de la ligne 3 du tramway. Toutes correspondaient à un régime de visibilité contemporain attendu, mais une œuvre m’échappait, Mirage, de Bertrand Lavier. Un jour, derrière la vitre du tram, station Poterne des Peupliers, j’aperçois des palmiers factices dans un square : c’est elle, c’est l’œuvre. Renseignements pris, si j’avais eu tant de mal à la voir, c’est parce que les palmiers se levaient aléatoirement une fois par heure. Je n’ai plus revu Mirage, hélas, car il a été retiré. Quelques années plus tard, je tombe sur une œuvre d’extérieur dans un style radicalement différent : un manche de guitare en acier au sommet duquel trône une Harley inclinée. totem monumental (6 m de haut) planté sur le parvis de Bercy, hommage à notre phallus national, Johnny Hallyday. À ma grande surprise, la sculpture virile a été produite par le même artiste, Bertrand Lavier, que l’éphémère Mirage.
La lecture de L’art au grand air nous le confirme : l’art en extérieur, ça ne va jamais. Son caractère ostentatoire agace (Quelque chose de). Sa fugacité nous frustre (Mirage). Quand il n’est pas laid, voire nativement kitsch (sur les ronds-points), il illustre le pouvoir de manière grossière (devant le Palais de Justice) ou l’autorité et l’orgueil de l’artiste (chez Marta Pan). La plupart du temps, les propositions d’art outdoor ne tiennent pas compte de la spécificité d’un lieu : ainsi Othoniel fétichisant la station Palais-Royal en l’isolant du reste de la place, ou un Hirschhorn qui, croyant voir un « lieu sans histoire connue, sans importance, sans intérêt » dans la station de métro Stalingrad, colonise l’espace davantage qu’il ne l’affecte. Donald Judd a raison quand il remarque que « la signification d’une œuvre d’art est trop souvent perdue du fait que la manière dont elle est placée est irréfléchie ou inappropriée ». Trop souvent, l’art outdoor n’est qu’un ornement dans le paysage ou un décor devant lequel on est prié de s’incliner. Il est sidérant, immersif, fortuné et bouffon (Anish Kapoor). Un objet entre les mains des pouvoirs publics incompétents, comme celui qui a cru bon de placer La Chaufferie avec cheminée de Dubuffet sur le grand rond-point de Vitry-sur-Seine, et cet autre poussant le contresens jusqu’à définir le rond-point Dubuffet comme une « flamme de résistance et de liberté ».

Et puis, quelle attention lui porte-t-on ? On est généralement plus attentif à une pièce de monnaie tombée par terre qu’à une imposante statue, remarque perfidement Joëlle Zask. Même si l’art outdoor n’est pas un art qu’on aurait sorti du musée pour l’occasion, mais bien un art « fait pour exister dehors », il demeure fragile. Les phénomènes météorologiques le modifient (avant de s’oxyder, la statue de la Liberté était brun-rouge). Des actes de vandalisme finissent par le rendre inopérant et moche, et on le retire comme un encombrant (L’aventure de Baquié, dans le quartier de Malpassé, à Marseille). Et quand les habitants veulent garder une œuvre, ce sont les pouvoirs publics qui se montrent inflexibles, et détruisent l’œuvre comme prévu (Camille d’Arne Quinze, sur le pont Boieldieu à Rouen). Plus l’œuvre commandée est chère, plus elle tend à adopter le point de vue du commanditaire, privé ou puissance publique, comme le ferait un complice ou un allié. « Célébration sans réserve de la figure emblématique du pouvoir absolu, dépenses considérables, goût du spectaculaire, rivalité avec l’architecture… tout y est », tranche Zask à propos de l’intervention de Bernar Venet au château de Versailles. À moins que ce ne soit l’identité d’un commanditaire encombrant qui parasite notre appréhension d’une œuvre. De toute façon, on s’en méfie, on reste sceptique. Trop politique, on déboulonne (statues de Bachar). Trop militant, on efface (fresque Black Lives Matter à Washington). Et que dire du land art dans lequel « le site s’efface devant l’œuvre ». Il suffit de penser aux « 240 000 tonnes de terres et de rocher » déplacées par Michael Heizer en 1977 au Nouveau-Mexique pour se rappeler « les pratiques agressives et destructrices du land art originel ».
Il y a aussi ce curieux renversement sémantique qui fait qu’aujourd’hui « l’espace public en en venu à désigner non plus le lieu d’exercice d’une puissance publique, mais celui de la critique de cette puissance ». En y réfléchissant bien, pourtant : « L’espace public a pour vocation d’uniformiser et de figer les formes d’occupations dont il fait l’objet. » Alors que les lieux, eux, « se modifient et se reconfigurent en fonction des événements », ce qui leur confère « une réserve d’usages » que l’art outdoor se devrait d’exploiter, « contribuant à créer un lieu public » et devenant dès lors « le tremplin d’une expérience de liberté ».
Joëlle Zask s’attarde sur Isamu Noguchi, créateur de playscapes dès les années 1930. Sensible à l’éducation progressiste, environnementaliste, et défenseur des libertés publiques, Noguchi conçoit des aires de loisirs pour tous, « lieux de rencontre, de face-à-face et de libres jeu ». « À l’opposé d’agrès ou de mobilier monofonctionnel […], dont la forme dicte une utilisation précise, Noguchi évite tout dispositif contraignant », note Zask. La sculpture extérieure est pour lui le « lieu d’une exploration sans fin, d’opportunités sans fin de nouveaux jeux ». En bref, une sculpture pour « intégrer l’art dans la société ». Discours qui passe mal auprès des pouvoir publics. « Subversion sociale, politique et esthétique », juge le New City Department of Parks of Recreation, qui refuse un projet de playscape. Inversement, en 2009, les habitants d’Atlanta découvrent, à l’occasion de sa restauration, que l’aire de jeu que fréquentent les enfants depuis des décennies est en réalité une sculpture. Aujourd’hui que les aires de jeux fonctionnelles ont gagné, nous approuvons Joëlle Zask lorsqu’elle écrit que « les regrets exprimés par Noguchi sont aussi nos regrets » : « Concevoir des aires de jeux comme un paysage sculptural, naturel pour les enfants, n’a jamais été fait. J’ai trouvé très triste que la possibilité d’en réaliser un de a à z ne se soit présentée que très tard. Pourquoi cela ne s’est-il pas présenté trente ans plus tôt, au moment où j’en ai eu l’idée ? »